21 mai

[Parenthèse 14… ]

{Le soleil était déjà assez haut dans le ciel. Le bleu qu’il laissait refléter augurait d’une journée estivale rayonnante. Les mouettes commençaient déjà leur sarabande. Les vols planés ne portaient pas à confusion quant à la précision et la vélocité de leur rapacité. Les quelques jeunes crabes emportés par leur fougue de découvrir les beautés de cette plage, espace virevoltant au gré des vents, se trouvaient vite dépourvus d’une once de mouvement de vie, coincés dans le bec acéré de ces escadrons intelligents.

A quelques mètres de là, les tongues et autres baskets étaient jetées de ci et de là en pâture aux grains de sables qui se réjouissaient déjà de s’infiltrer patiemment dans chaque recoin abandonné de ces objets textiles parfois inusités le temps d’une journée. Leurs âmes aventureuses se voyaient déjà se poser dans les différentes villas. Les plus anciens racontaient parfois la folle aventure qui s’ouvraient à eux quand, accrochés à des peaux huilées et badigeonnées, la douceur de l’eau non salée les envoyaient valguinder dans une escapade retour vers la mer et finalement les plages de ces différentes contrées. Peu connaissaient ces récits épiques racontés les soir d’été sur les plages abandonnées.

Les plus méticuleux avaient déjà commencé la construction précise, et sans doute réfléchie la veille, de châteaux dont l’issue était de succomber inévitablement à la marée. Les plus avertis pouvaient noter qu’il était parfois difficile de séparer les adultes des enfants dans la montée en puissance des axes et des tas qui se dessinaient sur la plage. Appliqués, il n’était pas rare de constater que finalement c’était les pères et les mères qui s’acharnaient à fignoler et peaufiner des détails pendant que les enfants étaient occupés à s’affairer à d’autres sujets de société, comme le fait d’observer un coquillage à la beauté raffinée.

Les joggeurs et joggeuses, en témoins avisés des différentes vies qui s’activaient sur les plages qu’ils foulaient avec intensité, s’amusaient parfois de ces jeux de rôles inversés, non sans apprécier la beauté assumée de ces espaces aérés. Les foulées dans le sable légèrement compactés donnaient la sensation étrange que les kilomètres avalés sur ce biotope particulier pouvaient vous donner plus de force ou plus de profondeur, un peu comme dans ses jeux où des espaces configurés que vous ingérez vous donnent une taille multidimensionnée. Les marcheurs contemplaient d’ailleurs les regards et les foulées de ces corps ailés avec un sourire de contentement, comprenant les sensations que les cœurs de ces acteurs injectaient à leurs corps et leurs âmes dans cet instant d’harmonie intérieure.

Au milieu du gué, son corps en mouvement, chaque muscle répondant à l’action synchronisée de chaque tendon appelant lui-même chaque parcelle de peau à se tendre et se détendre, il empruntait les marques des deux amoureux qui s’adonnaient à leur danse quotidienne quelques mètres devant lui. Sans vraiment s’en apercevoir, cela faisait maintenant quelques jours qu’ils se retrouvaient tous les trois à courir aux mêmes endroits, la foulée de leur jeunesse étant légèrement plus rapide que la sienne, qui commençait doucement mais sûrement, à sentir le poids des kilomètres, il s’avérait qu’il les suivait chaque fois, lui laissant l’occasion de s’imprégner avec pudeur des marques d’attention et de douceur que ces deux-là pouvaient partager. Il lui arrivait parfois, dans ces moments-là, d’espérer qu’elle finisse par apparaître, lui prenant la main délicatement et l’embrassant subrepticement. Il souriait alors infiniment, sans augmenter ni sa foulée, ni sa respiration. Cela faisait longtemps maintenant que c’était comme cela. Il était en paix désormais. Il l’aimait et rien n’y changerait.

Sur la plage, alors que les châteaux deviennent des forteresses, que les enfants rivalisent de prouesses, que le soleil s’enfonce un peu plus dans les pores déjà colorés et abandonnés, que les mouettes se délectent et que les grains, mouillés, se déposent, collés serrés sur les gouttes d’eau qui flottent sur les peaux, que les deux tourtereaux se retournent pour le saluer et l’inviter à terminer ensemble leur parcours quotidien, en espérant se délecter de la tendresse gargantuesque qu’il laissait transpirer,  quelques mots résonnent dans ses oreilles au son électronique et mélancolique… Il accélère la cadence… Il sourit… Il vit…}

[ De la douceur…quelques sourires… ]

14 mai

[Parenthèse 13… ]

{Le ciel bleu laissait entrevoir de légères parcelles évanescentes blanches. Si on se laissait aller, les embruns de la mer toute proche pouvaient donner à l’air des touches parsemées d’une douceur légèrement humide. Les peaux à la terrasse du café s’en délectaient, humant les odeurs poussiéreuses des quelques bateaux qui restaient à quai.

Depuis trois semaines, il venait tous les jours s’installer vers 15H35. La peau halée, juste suffisamment, attirant quelques regards, il laissait transparaître une forme de timidité assumée. Les serveurs et serveuses le regardaient d’un air amusé, parfois tenté aussi, les un.es et les autres l’auraient sans doute bien croqué. Toutes et tous l’avaient croisé au moins une fois sur un des chemins aux alentours, occupé à rouler ou à courir, quand le soleil venait juste paisiblement se faire sentir sur les routes escarpées des falaises balisées.

Il n’en avait pas conscience. Il s’installait toujours du même côté. Les écouteurs dans les oreilles, un ou deux bouquins dans la main, un mac qu’il ouvrait invariablement après avoir commandé un capuccino chantilly. Il était peu disert. Toujours souriant, il avait le regard doux, et si on y regardait de plus près, on pouvait juste déceler une légère tristesse apaisée. 

15h15, elle était pressée. Ses ami.es ne comprenaient pas pourquoi depuis maintenant deux semaines elle devait absolument s’échapper de la maison qu’ils avaient louée. Apprêtée, elle prenait avec elle deux ou trois bouquins, son mac et enfourchait son vélo. Ils ne la reverraient plus avant le début de la soirée. Le long des chemins qu’elle survolait, elle se laissait aller à la douceur des rayons, supportant allègrement la chaleur. Déterminée, elle s’inventait des scénarii jusqu’au moment fatidique où elle déposait son vélo sur la place et qu’elle s’installait sur la terrasse. Invariablement, elle ouvrait son bouquin, non sans avoir décalé sa chaise de façon à pouvoir l’observer.

15h32, il bénit son teint. Dans la vie normale, le sang qui se serait agglutiné sur ses joues aurait marqué les sensations que cette femme pouvait lui procurer. Sportive, elle semblait avoir quelque chose de déterminé qui cachait une fragilité qui le touchait. Il avait noté son tatouage sur l’avant-bras droit. Chaque jour, il essayait de se rapprocher. Invariablement, elle venait s’installer à peu près à 4 tablées. Il en avait conclu assez lucidement qu’elle ne souhaitait pas être importunée. De toute façon, il n’aurait jamais rien tenté. Au mieux, un sourire ou un regard qu’il aurait immédiatement camouflé derrière l’écran de son mac qu’il n’ouvrait que pour faire diversion. Chaque matin, dans ses cavalcades, foulant ou écumant les sentiers, il s’inventait des scénarii où ils finissaient en regardant le soleil se coucher, avant d’oser un baiser. 

Ce lundi-là, les observant depuis exactement 13 jours, la serveuse, n’en pouvant plus de ce manège amoureux, décida de confronter le destin. En allant le servir, elle déroba un des bouquins qu’il laissait trainer sur la table, qu’elle lui présenta en lui demandant si cet ouvrage était à elle, l’ayant trouvé par terre devant le café. Confus, observant la scène, il dut bien se lever et s’approcher, le cœur en embuscade. Le voyant arriver, son cœur battant la chamade et risquant la dérobade, elle lui proposa un café, qu’il accepta, effleurant sa main en s’asseyant. Il ne remarqua pas son léger sourire à ce moment-là.

En se réveillant le matin, couchés, les corps emmêlés, ils n’avaient pour son que les baisers déposés.… A 15h35, il n’y avait plus de bouquins sur la terrasse du café, juste les sourires de deux cœurs qui s’étaient trouvés…}

[ De la douceur…quelques sourires… ]

07 mai

[Parenthèse 12… ]

{Le soleil commençait doucement à s’échapper, il était temps pour lui de trouver un peu d’espace pour pouvoir respirer. Les quelques oiseaux qui avaient pris soin de se calfeutrer sous un peuplier s’invitaient un peu plus les uns les autres à aller se rafraichir à la fontaine toute proche. Sur la place, les parasols faisaient la fête sous des airs de musique parfois endiablés, souvent mélancoliques. L’été, c’est aussi parfois la saudade pour les âmes un peu brisées.

Depuis son arrivée, il y a maintenant quelques mois, elle passait une bonne partie de son temps à venir s’acoquiner avec les vents parfois contraires qui balaient la place, point de convergence des ruelles éparses de cette vieille cité médiévale. Les habitué.es lui avaient rapidement prêtés leurs sourires. Il faut dire qu’elle les donnait généreusement, d’une manière si délicate que même les plus farouches finissaient par lui reconnaître une promptitude à la gentillesse. Ses longs cheveux blonds, qu’elle portait de diverses manières, lui donnaient des airs de Manon. Élancée, personne ne l’avait encore vue se fâcher. Toutefois, ils avaient tous noté sa tristesse quand elle posait le regard sur ses pensées. Il y en avait alors toujours un.e pour se moquer du vieux flibustier qui, du haut de sa fenêtre donnant sur la place, observait d’un air revêche les cœurs s’animer. Elle sortait alors de sa torpeur, clignant des yeux dans un geste assez précieux. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour qu’elle leur lance alors quelques sourires rêveurs qui leur donnaient à toutes et tous le sentiment d’exister, au moins quelques secondes d’une vie qui semblait s’achever. 

On disait d’elle qu’elle venait de Bruxelles. Elle n’avait jamais démenti, sans jamais confirmer, laissant les jeux d’ombres s’installer. Elle préférait parler peu de ses chemins, laissant les histoires de ses interlocuteurs prendre l’espace qu’ils méritent.   

Elle louait un des appartements en contre bas, dans une maison un peu retirée. Ce n’est qu’en plein été que tout est occupé. Là, elle avait profité du calme et de la solitude des soirs et des matins qu’elle s’était imposée. Depuis quelques semaines, avec le flux des touristes, elle s’était employée à aiguiser son sens de l’observation. Elle écoutait les conversations quand, assise sur la place, elle percevait des bribes d’informations. Elle pouvait s’immerger dans les têtes et improviser des histoires toutes faites, juste en entendant un mot, un rire. Elle voyait dans sa tête des milliers de chemins possibles à partir d’une boule de glace tombée par disgrâce sur les pavés encore assommés par la chaleur presque tournante que la petite place pouvait laisser s’évaporer. L’incident était alors le prétexte à échafauder des arbres par milliers, tous menant à des aventures de personnages qui, fantasmés ou incarnés, vivaient des moments d’une tendresse affolante et affolée. 

De cet amour, qu’elle possédait par centaines de tonnes et au-delà, elle le dispersa à tout va, jusqu’au jour où elle s’en alla. Elle laissa juste une lettre, à la guinguette. Elle y avait noté ce que personne n’a jamais oublié : « La tristesse s’en est allée, à chaque pas posé ici et là. Je pensais rester ici jusque trépas. Il suffit parfois de venir quelque part, chez soi. La tristesse s’en est allée, je peux enfin m’aimer, et l’accepter… » 

Le soleil commençait doucement à s’envoler. Il était temps pour lui de monter, et de monter encore. Il avait pour mission de la retrouver sur les chemins qu’elle avait enfin décider d’emprunter et de l’accompagner, pendant que sur la place, les oiseaux chantaient quelques fados entendus au coin d’une maison, à l’orée de la cité… }

[ De la douceur…]

30 avril

[Parenthèse 11… ]

{Elle avait enfilé ses baskets. Elle aimait les trois bandes, cela lui rappelait des souvenirs d’enfance un peu perdus. Elle s’était mise à brosser ses longs cheveux. Au fil des années, les perles grises s’étaient invitées doucement à se marier avec la couleur auburn qui dessinait sa toison. Aujourd’hui, elle laisse aller la nature à la marquer du sceau du temps qui s’effile, tissant les secondes en des colliers de souvenirs aimés, détestés, parfois joués.

L’odeur du café avait empli la pièce. Elle se sert une tasse dans un écrin italien, qu’elle avait ramené d’un périple aux quatre coins de ce pays pas si lointain. Son jeans laissait entrevoir qu’elle continuait à entretenir un corps qui avait parfois été maltraité et qu’elle avait appris à aimer tardivement. Elle prend le cadre qui se trouve devant elle. Son mari la regarde. Pas là dans la pièce, non. Juste là sur cette photo prise un soir d’été chez des ami.es, qui n’avaient ce nom que le temps de quelques années, puis ils s’en étaient allés, remplacés par d’autres au gré des aventures qu’ils avaient décidé de vivre. Juste là, elle pense qu’il doit encore dormir, il est rentré tard hier. Elle lui laisse un mot, sur le tableau noir qui pend à côté du miroir à l’entrée : « Je pars faire un tour. Il fait beau. Ne m’attends pas. Je t’aime… »

Elle prend son sac. N’oublie pas d’y jeter son briquet, quelques cigarettes et autres. Elle se regarde une dernière fois dans le miroir. Son reflet. Celui du temps. Elle a fêté ses 55 ans il y a un mois déjà. La porte claque.

Dans le bus qui l’amène là-bas, elle écoute cette playlist qui vient de l’au-delà. Elle se laisse bercer par ses pensées et les aléas des pieds qui se frôlent, des regards qui n’en sont pas, des voix qui hurlent un ton plus bas pour s’entendre dire que ce n’est pas à cet endroit, des mains qui tremblent d’histoires qui s’incrustent en soi, des rires qui s’envolent comme des oiseaux fâchés d’être restés à quai le temps d’un hiver trop froid. 

Descendue, elle marche d’un bon pas. Elle garde ses écouteurs. Elle n’avait pas noté à côté d’elle, dans cette rue qui mène là où elle va, deux ou trois jeunes adultes qui s’époumonnaient à se livrer à des combats pour une course effrénée, celle d’un temps qui ne vit qu’un instant. Si elle les avait arrêtés, elle leurs aurait certainement dit de décélérer et de jouir, sans s’arrêter. Jouir. Arrivée à l’entrée, elle jette un sourire apaisé au gardien. Il la salue. Il avait noté la date, comme chaque année. 

Postée devant, elle prit le temps, comme elle le fait depuis dix ans maintenant. Elle ferme les yeux, sent ses mains posées sur ses seins, leurs corps qui se frôlent, son rire tonitruant, les discussions sans fin sur la fin, les promesses, les caresses. Puis tout le reste. Leurs conjoints respectifs. Leurs vies. Les familles. Les ami.es. Le poids de ce qui est. La vie qui n’avait finalement pas laissé le temps. Bégnine, en un an et elle était maligne. Elle sent son odeur…. D’un geste, elle dépose une lettre qui se termine par ces mots : « Je t’aime et te retrouverai là où tu m’attends déjà »

Dans son lit, il/elle se retourne. Il sait qu’elle est là-bas. Elle s’est levée, laissant les draps défaits. Elle prend son smartphone, lui envoie un message : « Merci pour hier soir… Elle est là-bas déjà, non ? Tu vas lui dire quand ?». Il y pense depuis quelques semaines. Aujourd’hui, il n’a pas le choix. « Ce soir, je serai dans tes bras. Surtout, quand tu te lèveras, je serai toujours là », et dans un même élan, deux « je t’aime » se croisent, fébrilement, comme depuis 2 ans maintenant.

Sur un banc, deux adolescent.es s’embrassent, laissant les corps fragiles s’immerger pleinement dans cette fameuse histoire humaine parfois bancale, ou déloyale, souvent intense, ou dense, peut-être larmoyante, ou souriante… pour certaine immortelle, ou éternelle, sans oublier charnelle… à cet instant, ils ne savent pas… Ils s’en foutent…  Ils s‘aiment, tout simplement…}

[ Quelques chemins…l’amour…]

23 avril

[Parenthèse 10… ]

{Le soleil dardait ses rayons sur la toiture de sa maison depuis le début de l’après-midi. En rentrant du travail, la chaleur amplifiait le sentiment de solitude qu’elle avait ressenti en insérant la clef dans la serrure de la porte. Ses enfants étaient chez leur père. Ils venaient de changer le système de garde. 15 jours la séparaient maintenant de ses enfants. Ils étaient grands. Ce n’était qu’un aperçu de la vie d’ici quelques années. Elle avait jeté son sac dans le canapé, retiré délicatement son chemisier, et elle s’en allait tranquillement vers la salle de bain. 18h10. Dans une grosse demi-heure, elle allait retrouver ses ami.es. Le temps de se poser, se changer, se laisser aller. Elle aimerait parfois pouvoir pleurer, juste comme cela. Pas qu’elle soit triste ou fatiguée. Juste se laisser aller… 

18h45. La sonnette retentit. Elle se dit qu’elle devrait la changer, à peu près comme à chaque fois qu’elle retentit. Elle sait pourquoi. Elle imagine qu’il rentrera. Ce rituel de merde qu’il avait et qui la faisait craquer à chaque fois parce qu’il surgissait derrière cette putain de porte en claquant « je suis là… tout à toi ». 20 ans de « tout à toi… ». Puis finalement « tu n’es plus là » ….  Ils sont là. Ils l’attendent devant chez elle. Elle rit. Ils sourient. Elle recule d’un pas. Ils ont invité d’autres personnes qu’elle ne connaît pas. C’est pas son truc à Alexandra. Elle pensait juste qu’ils profiteraient ensemble de ce concert qu’ils attendaient depuis quelques mois déjà. 

20h45. La salle. Le noir qui s’installe. Les premiers sons. La déflagration. Sans y prêter attention, les corps s’invitent dans une contagion maladive, expressive. Alexandra s’ébat, se débat, stroboscopiques, les gestes se déchirent dans l’air, décrivant les arabesques dantesques d’une danse tribale, parfois bancale. Seul.es, ils s’élancent, répondant aux autres courbes telluriques des guitares stratosphériques, des lumières binaires, des sons programmatiques. Saccadés, la respiration oxygène les pores des muscles transpirants, dégoulinants. Au creux de ce déluge sonore, physique, quasi tribal, elle sent les corps de ses am.ies se déhancher, se déchainer, s’époumoner. Les voix s’élèvent, répondant aux chants épiques du frontman de leur groupe historique. 

21h30. Théo s’était extirpé. Il rigolait, seul dans son univers. Entourés de ses ami.es, cela faisait maintenant quasi une petite heure qu’ils dansaient, s’époumonaient, crachant aveuglément les années qui aujourd’hui ne semblaient pas atteindre leur dignité. Observant les corps se frôler, il ne pouvait que constater qu’invariablement ses yeux se posaient là-bas, sur le visage d’Alexandra. 

22h05. Elle se demande s’il est toujours là. Des ami.es de ses ami.es qu’elle ne connaissait pas, elle avait de suite sentie que là, il y avait matière à… elle ne savait pas vraiment quoi. Cela faisait tellement longtemps qu’elle n’avait plus participé à ces moments-là qu’elle n’avait plus trop idée de ce qui se faisait ou pas. Elle avait échangé quelques mots sur le trajet. Doux, il semblait apprécier les quelques notes qu’ils avaient joué à cet instant, même si, par pudeur ou peur, ils avaient été dans la retenue d’une logorrhée qui auraient pu être plus soutenue, tant leur main et leurs yeux disaient tant et tant de « pourquoi pas… »

22h45. Vidée, exténuée, elle sort de la salle. Une main vient se poser. Puis les sons des voix. Une dernière bière au bar. Il est bien là. Il lui sourit, tant que ses yeux gris bleu lui dégaine doucement « je te veux, toi », et dans les silences bruyants de cet espace choral, elle se laisse aller…à essayer d’aimer…}

[ De la douceur…]

16 avril

[Parenthèse 9… ]

{Assis sur sa chaise, il rigolait depuis quelques minutes déjà avec son voisin de table. La quarantaine, comme lui, ventre légèrement rebondi, celui qui se dessine petit à petit au fil de semaines à grignoter le long de journées allongées, se terminant avec un verre à la main le soir venu, en préparant un repas qui n’en finit pas. Il n’avait aucune sympathie pour les propos qu’il tenait. Il avait simplement promis à sa compagne qu’il ferait un effort pour se rendre sympathique et essayer de s’inclure dans les conversations qui s’improviseraient. Cet exercice lui était souvent pénible, à la ripaille des conventions sociales obligatoires, il avait toujours préféré les tablées improvisées avec quelques ami.es triées sur le volet de ses raideurs sociales. Elle exécrait cet aspect de sa personnalité. A 40 ans passés, il avait décidé que c’était à prendre ou à laisser. Après, cela faisait longtemps qu’il n’avait plus aimé quelqu’un comme cela, simplement. Elle avait le don de l’embarquer dans la vie, sans avoir jamais besoin de le pousser dans le dos. 

Elle n’avait jamais vraiment su s’il l’aimait. Il ne lui avait jamais dit. Cela faisait maintenant un peu plus d’un an qu’ils étaient ensemble. Ils s’étaient rencontrés chez des ami.es communs. Elle l’avait trouvé suffisant, froid, légèrement hautain, de ceux qui n’ouvrent la bouche que pour s’adresser aux personnes qu’il connaît, sans doute parce que les autres sont trop insignifiants à ses yeux. Élégant, elle lui aurait quand même posé un baiser quand il avait plongé son regard dans le sien. Toutefois, il avait quitté la soirée assez tôt pour se rendre à un concert. Elle avait du mal à l’imaginer se mêler à la foule, son petit cul se dodelinant aux sons des guitares électriques ou des machines électroniques. Elle n’avait plus jamais entendu parler de lui pendant des semaines.  

De loin, son verre de vin en main, le col de son polo légèrement humide par la sueur qui commençait à advenir, il l’observait. Elle s’activait, passant de l’un à l’autre, des sourires aux attentions contrites, des baisers aux enfants qui s’étaient chamaillés, aux rires à gorges déployées avec ses amies qui devaient certainement lui raconter leurs dernières virées de célibataires affirmées. Elle lui avait plus immédiatement. Ce sont des choses qu’on n’explique pas. Il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole de la soirée lorsqu’il l’avait rencontrée. Timide, mortellement timide, il n’avait pu que plonger dans son regard quand elle avait parlé de la beauté fulgurante de Romy Schneider, tout en avouant qu’elle adorait se mater des Marvel à longueur d’un dimanche sans lumière d’une journée d’automne belgicain. Il aurait voulu lui poser un baiser ce jour-là. Il avait simplement fui, prétextant un concert, auquel il se rendit sachant qu’il n’était pas sold out, publiant quelques images la nuit venue afin de justifier son départ précipité. Acte d’un ridicule affirmé dans la mesure où elle ne faisait pas partie de ses ami.es et qu’elle n’avait pas pu voir les photos d’une AB dansante et brûlante. 

La nuit était tombée sur les jardins, les quelques barbecues lancés dans les maisons à quatre façades de cette rue plutôt bourgeoise de Bruxelles écumaient les odeurs de viandes fraichement brûlées, accompagnées des salades diverses que chacun.es avaient apportées, rivalisant d’originalités pour pouvoir justifier d’une approche pour les uns bio, pour les autres locales, et finalement pour les derniers simplement traditionnelles, reflétant soit des approches et des goûts politiques, soit des questionnements culturels quant à la manière dont les couches antédiluviennes pouvaient se mélanger depuis maintenant des siècles. Au-delà de ces considérations, il s’était naturellement retrouvé assis dans l’herbe, un verre de bière à la main, occupé à chantonner discrètement, tout en observant les quelques jeunes adultes se retrouvant avant de partir pour boire un verre à quelques encablures de là, où il y a plus de 20 ans, il allait lui aussi goûter à l’ivresse de sa jeunesse.

Peu avant minuit, elle était venue s’asseoir à côté de lui. Il n’avait plus bougé de la soirée. Une tape sur sa tête, elle lui avait dit : « tu ne changeras donc vraiment plus… ». Il avait simplement souri. Elle avait ri. Une légère fossette s’était dessinée. Dans un mouvement lent et suffisamment doux, il lui avait pris la main, tout en se levant, laissant les traces de son passage enfoncées dans les herbes décimées. Du salon, qui donnait sur la terrasse, il avait entendu cette chanson-là. Quelques notes qui trainaient à se déployer jusqu’à cet endroit un peu plus reculé de ce jardin cloisonné. Elle savait vers quoi il l’emmenait. Prête, elle emboita son pas. Leurs corps serrés, enlacés, ils s’abandonnaient à la danse amoureuse, parfois rieuse, laissant aux autres le soin de les observer s’aimer. Pour leur éternité.}

[ De la douceur…]

09 avril

[Parenthèse 8… ]

{ « Les notes s’échappaient de l’enceinte, « On the Nature of Daylight » égrenait sa douceur passagère, libérant la tension qui pouvait s’immiscer parfois au-dessus de son maxillaire gauche. Max Richter avait été de toutes ses aventures depuis sa découverte magnifiée dans « The Leftovers » qu’il avait sans doute regardé plus d’une dizaine de fois, s’identifiant chaque fois un peu plus au personnage principal. 

Le regard apaisé, il laissait s’écouler l’instant. Les années étaient passées, il ne les avait pas complètement comprises, ni parfois aimées. Des moments précis surgissaient. Un « Roxanne » chanté, une bière levée, avec les sourires d’être aimés à ses côtés, dans un de ces moments de réjouissance qu’il avait chaque fois vécu pleinement. Il avait peu d’ami.es. Dans son monde, traversé par les sensations intérieures d’une intensité apocalyptique, rencontrer, même dans l’amitié, c’était se livrer, épure diaphane d’une résurrection christique parfois diabolique.

Pleinement, c’était sans doute cela son problème. Tout avait toujours été plein, comme si chaque parcelle de ce qui se vivait pénétrait la plus petite des petites parties de son corps et de son âme. Rien n’était indifférent. Les murs construits pour se barricader de ses émotions galvanisées n’étaient que les leurres d’une vie qu’il avait essayée de maîtriser. 

« On the Nature of Daylight » continue sa danse, les violons approchant doucement du moment de fusion entre la capacité de garder ses larmes retranchées dans les profondeurs de son âme ou la brutalité organique d’un volcan de pleurs cathartique d’un chemin façonné au gré de la volonté de ne pas s’effondrer complètement.  

« Mercy ». Il sourit, laissant toujours les minutes s’envoler. Il voit les corps, les mains, les regards des yeux qu’il a pénétré, parfois, dans les petits matins, au moment où encore fatigués, les caresses se laissent, virevoltantes et enivrantes, apprivoisées de la douceur légèrement bestiale des corps retrouvés. Cela faisait bien longtemps maintenant qu’il avait abandonné cette sensation-là. Les ballets, il les retrouvait dans la musicalité des mots qu’il lisait, au gré des envies de se nourrir pour ne pas périr. Il avait décidé de porter sereinement, seul, sa souffrance et sa paix intérieure aussi, deux faces d’une même entité pour lui, ce qu’il avait enfin accepté après des années de thérapie. L’ancrage pouvait prendre des formes multiples et singulières.

« Vladimir’s blues ». Il ferme les yeux. 1minute 29 secondes d’images des enfants. Des tournois, des balades, des films au cinéma, des travaux à corriger, des rires de photos partagées, des câlins dans le canapé à consoler la méchanceté de l’altérité, qui dans un autre canapé dans une autre maisonnée se fait consoler aussi pour la même méchanceté, des amours à accepter, à accompagner, des défaites à transformer en victoire, décevoir, encore et toujours pour rendre les choses humaines, accompagner. Il avait essayé, avec ce qu’il avait trouvé et partagé sur son chemin. Le reste, cela leur appartenait. « Ils ne nous doivent rien », aimait-il se répéter 

 « The Departure ». Le son commence à être un peu voilé. Le temps, infini, le ramène à sa condition de finitude, philosophique, organique. Les images, confuses au départ, se dessinent, ligne claire. Sa peau. Ses cheveux, caressant son épaule dénudée. Quelques volutes. Un verre. Ou peut-être deux. Les conversations, intenses, nu.es sur les matelas posés là. Des pieds qui se joignent, l’un sur l’autre. Une main qui effleure un dos. Et l’écho de leur mot…  Il ne perçoit plus vraiment les sons. Juste quelques voix. « Now I’m not looking for absolution / forgiveness for the things I do / But before you come to any conclusions / Try walking in my shoes / Try walking in my shoes /… / my intentions couldn’t have been purer / my case is easy to see…”

Le lendemain, alors que sa fille venait lui rendre visite, accompagnée de son compagnon du moment, elle ne comprit pas de suite. Couché dans le canapé, il semblait dormir. Elle avait bien noté en rentrant que le son de sa musique allait un peu fort. Elle avait même esquissé un sourire en entendant « walking in my shoes ». C’est lui qui s’arrêta. Elle comprit alors. Elle vint s’asseoir à côté de lui. Prendre sa main. Posa un baiser sur son front. Apaisée, elle prit son téléphone. Avant d’appeler ses frères, elle appela sa mère, qui après avoir raccroché, en allant se poser sur la chaise de sa terrasse, un café à la main, son mari la regardant, comprenant ce qui se jouait là, elle essayait déjà de se souvenir de sa voix ce jour-là… »

5h30. Vêtu de son t-shirt noir longue manche, un longhi noué autour de la taille, il ferme délicatement son mac. Installé sous le porche, avec une tasse de thé à moitié vidée, il reste assis, les jambes allongées, en regardant le soleil se lever doucement. Il a posé son casque sur la table, où trône encore quelques restes de ce qu’il a avalé au cours de sa nuit. Il pense au moment où il enverra le texte définitif de son roman qu’il vient de terminer à l’instant. Son éditrice lui dira certainement qu’il exagère passablement sur les aspects cathartiques et la collision parfois frontale entre rédemption et acceptation. Il sourira, et lui dira que c’est comme cela, comme d’habitude. Il gratte sa barbe. Il rigole. Il se lève, déployant l’ensemble d’un corps légèrement vieillissant, les muscles répondant à l’appel de sa tête de goûter un café qui lui semblait amplement mérité. Installé devant la machine, l’odeur emplissant la cuisine, il n’a pas senti tout de suite ses mains se poser sur ses hanches, pour ensuite encercler sa taille. Il se retourne. Lumineuse, il la regarde, les yeux amoureux. Elle rigole, prend son visage dans ses mains… Comme de nombreux matins, le reste leur appartient…}

[ Pâques… la vie… la mort… Aimer… toujours Aimer… s’ancrer… jouir… ]

02 avril

[Parenthèse 7… ]

{En marchant dans les rues animées de cette petite ville balnéaire, son visage doucement fouetté par un vent partiellement rafraichissant dans la chaleur montante des corps qui se frôlent, esquisse d’un ballet vivant, chorégraphie mimétique des films de Demy ou Chazelle, il se figurait qu’il avait arpenté bien des trottoirs et des chemins au son de ses seuls pas depuis quelques années déjà. 

Au fur et à mesure des saisons qui passaient, les enfants s’en étaient allés, le laissant à la découverte de plus en plus marquée d’une vie solitaire, qu’il ne refusait pas, voire même qu’il embrassait avec une certaine envie. Il ne servait à rien, d’après lui, de forcer sa nature. Sans être bourru, il n’avait pas de sympathie particulière à aller chercher les contacts, et les poussières du temps lui avaient donné assez d’assise pour apprécier chaque chose en ne les partageant qu’avec les voix qui lui parvenaient. Quelques ami.es, la famille, une certaine idée d’un dieu ou de forces présentes suffisaient à prolonger chaque jour les battements continus de son cœur irriguant les différentes parties d’un corps qu’il soignait avec plus de délicatesse que dans sa jeunesse, suffisamment pour que l’élégance un peu désuète d’un charme vieillissant lui permette d’avoir, de temps à autre, un regard plutôt plaisant quand il s’installait sur les terrasses des cafés qu’il s’appropriait, le temps d’observer ses contemporains ou de se plonger dans les structures fulgurantes d’histoires d’amour dans des mondes dystopiques, figurant le présent avec une acuité qui l’avait toujours sidéré.

Quand il avait choisi de s’installer dans cette petite cité pour les quelques semaines à venir, le temps de ces jours de vacances, éloigné du bruit quasi esclavagiste d’un travail qu’il accomplissait de plus en plus difficilement, il avait pris soin de ne prévenir personne, comme à chaque fois depuis maintenant 6 ans. Du moins, il ne laissait à Jonathan, son ami, certains disaient son frère au fil des ans, que quelques indices. Celui-ci prenait alors un plaisir non fin à essayer de le retrouver. Ces deux dernières années, il n’y était pas arrivé. Cela faisait leur joie, un peu particulière aux yeux de leurs enfants et de leurs cercles proches. Ils en rigolaient. Pour lui, il y avait un plaisir à croiser les endroits où il irait déposer son corps et des parcelles de son âme avec des chansons, des concerts à venir, des étapes de courses cyclistes ou des scènes de films, voire des figures politiques ou sociales sous forme d’indices épars. Pour son ami, la possibilité de continuer à enfourcher sa moto ou son vélo, au gré des routes et des villages, à découvrir des espaces encore inconnus et le plaisir coupable de mener une traversée où finalement l’intérêt porte plus sur sa propre liberté au regard de leur amitié, et sur le temps qui passe inexorablement. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y avait là qu’une manière de se confier l’un à l’autre que leur confiance réciproque n’avait pas besoin nécessairement de se matérialiser.

En rentrant à la petite villa très chic qu’il avait loué le long de la côte, un peu esseulée mais pas trop éloignée non plus des chemins menant à la civilisation présente, il n’imaginait pas qu’elle l’attendait sur le perron, installée sur la chaise longue, un chapeau sur la tête pour la protéger un peu plus du soleil qui avait déjà marqué son visage. Il y a quelques jours, au croisement d’une ruelle, elle avait rencontré Jonathan. Ils se connaissaient peu. Il n’y avait pas d’animosité entre eux, juste qu’ils n’étaient pas de la même planète et que leur seul point de rencontre, c’était lui. Toutefois, de manière très directe, elle lui avait demandé s’il l’avait vu récemment. Cela faisait maintenant 6 ans qu’ils ne s’étaient plus envoyés un signe, même plus donnés de nouvelles. La vie avait fini par faire son chemin, du moins, c’était le discours officiel, celui qui empêche les questions de tomber. Sans savoir pourquoi, Jonathan lui avait répondu qu’il se trouvait sans doute sur la côte ouest de la France, à priori à Saint-Jean de Monts, expliquant leur jeu. Elle avait souri. Il avait juste ajouté, avant de s’en aller : « Il y est seul, comme depuis 6 ans, tu sais… »

En arrivant, accompagné du chien du voisin et des odeurs de barbecues lancés depuis quelques heures déjà, il avait noté que quelqu’un s’était installé. Au plus il avançait, au plus ses pas se faisaient fragiles. Il l’avait reconnue. Il n’y avait qu’elle qui pouvait s’installer avec une telle élégance, bohème de la fragilité, les cheveux tombant délicatement sur ses épaules enveloppées dans son châle aux couleurs bigarrées. Elle posa le livre qu’elle avait entre les mains, celui qu’il avait laissé sur la table du perron. Il était déjà là, en face d’elle. Sans poser de questions, elle lui prit la main. Il déposa un baiser sur ses lèvres. Personne ne sait combien de temps cela a duré. Pour eux, l’éternité…}

[ Rêver…]

26 Mars

[Parenthèse 6… ]

{Devant les portes encore closes, le frémissement était perceptible. Le soleil, généreux, distillait sa chaleur réparatrice. Après des semaines de froid et de pluies intenses, les corps, et surtout les têtes, avaient besoin de sentir une source palpable de douceur réconfortante. Le brouhaha du marché connexe amplifiait le sentiment diffus qu’il était temps maintenant que quelque chose se passe. Quelques jeunes femmes discutaient sur un parvis non loin. Elles semblaient happées par les tribulations loufoques d’une de leurs amies avec un jeune homme qui devait être au goût de toutes. Il apparaissait au fil des minutes que chacune avait eu droit à sa part. Les cris des chalands accentuaient l’impression que ce dessin printanier allait se confirmer de semaine en semaine, le point d’orgue étant les jours d’été, ici ou ailleurs, où les peaux et les regards déambulent dans des rues de cités estivales à la recherche d’un objet ou d’une denrée qu’il sera bon de ramener, en souvenir personnel ou en logorrhée collective pour signifier concrètement que les vacances s’enracinaient dans des contrées magnifiées. 

Un homme, à l’âge indéterminé, commandait son pain, gris, mais pas trop complet, à la farine d’épeautre, mi-cuit, labellisé bio, si possible tranché, « mais trop grosse les tranches ». Derrière, une jeune femme attend. Elle n’a rien à faire des pains. Elle observe le marchand, lui sourit. Déjà 9 semaines qu’elle vient chaque mercredi lui acheter à peu près tout ce qui est possible dans ce qui est proposé. Toujours le même regard, des deux côtés. Une certaine gêne aussi. La dernière fois, il a posé un sourire en lui tendant son sac. Elle ne sait pas trop ce qu’elle attend pour lui proposer d’aller boire un verre. Julien. Elle sait qu’il s’appelle Julien. 

Les portes s’ouvrent. A la manière d’un troupeau qui va à l’abattoir, les corps se délient. D’abord de manière erratique, puis, avec les mouvements, les zones de confort se créent. Un ballet, si on pouvait observer cela depuis les hauteurs d’une tour, se dessine dans les travées des couloirs à traverser. La délivrance. Les cris, les ballons qui tapent, les enfants qui s’appellent. Les retrouvailles comme s’ils étaient partis depuis des semaines. Cette tradition aussi, celle qui veut qu’au moindre rayon qui pénètre dans les espaces récréatifs des écoles, les manteaux et les pulls décident subrepticement de s’évader de leur prison dorée des corps d’enfants pour se cacher dans les endroits les plus improbables des cours de récréation. Les t-shirts respirent. Enfin, ils peuvent eux aussi goûter à la douceur d’un vent chaud, à l’odeur mêlée de la spontanéité et celles des attentes démesurées que les adultes imposent à des histoires et des chemins qui commencent leur périple, là où leurs âmes, qui attendaient devant il y a encore quelques minutes, posent parfois doucement déjà le regard dans le rétroviseur d’une époque qui semble une éternité fanée. 

Là, au milieu, il s’arrête. Il observe. Il n’appelle pas. Il ne cherche pas vraiment. Il sourit aux sourires. Pose des « bonjour » et des « comment vas-tu ? ». Mécanique sociale, qui n’empêche pas d’être authentique et bienveillante. Il sait qu’il ne reconnaît pas toutes ces voix. Il fut un temps où il pensait que pour être un bon père, il fallait s’insérer, sociabiliser, paraître et communiquer. Il sourit à nouveau, seul dans la cohue. « Papa ». Il court. Les cheveux mouillés par la partie de football ou de handball suivant ce qui aura été interdit ou pas, il saute dans ses bras. Le choc est violent. 40 kg plus 10kg de cartable. Même avec le temps, l’expérience des précédents ne permet pas toujours d’anticiper l’impact. Ils vacillent, s’accrochent l’un à l’autre. Ils rigolent. Autour d’eux, ses ami.es, celles et ceux du moment, pour « la vie » de quelques mois, ceux des années « fondamentales », espérance de la jeunesse. Ils vont rentrer maintenant, pour profiter pleinement de ces instants. 

En arrivant chez elle, le regard un peu vague, elle pose son sac sur la table, retire sa veste. Légère, elle fait valser ses chaussures. Les pieds nus, elle déambule dans son salon. Elle a pris une tranche de pain. Elle se couche dans le canapé. Quelques notes se déposent et prennent l’espace “Love with open arms / love the birds who left / to flicker in the skies…” “Mercredi prochain, c’est certain”.…

Dehors, à quelques kilomètres de là, une ambulance se lance dans les rues embouteillées. Elle se faufile. Elle hurle son urgence. Couché sur le brancard, le jeune boulanger ferme les yeux, balloté par les brusqueries obligées de la monture motorisée. Perte de connaissance avec plaie aux visages suite à la chute. Il n’entend que vaguement les voix des personnes présentes. Il ferme les yeux. Il voit le sourire de cette femme. 9 semaines déjà qu’elle vient là. Sarah. Il l’a entendu la première fois quand elle est venue avec son amie ou sa collègue, ou peut-être les deux à la fois. Couché, il se dit « Mercredi prochain, c’est certain »… Son cœur s’arrête une seconde fois… Il/elle ne sait pas qu’il n’y aura pas de troisième fois… }

[ Éphémères…]

19 Mars

[Parenthèse 5… ]

{Elle s’était réveillée en entendant cet oiseau moqueur, perché depuis quelques semaines déjà au coin de sa corniche, aux alentours de 5h du matin. Son chant s’insinuait doucement, imperceptiblement dans ses pensées, envahissant à chaque aube ses rêves, des plus anodins aux plus coquins. Nue, la peau légèrement humide par la condensation de leurs deux corps en partie sous la couette, mollement étendue sur leurs peaux détendues, elle le regardait dormir.  

Elle n’avait pas joui. Elle sourit à cette pensée. Un de ses sourires sereins, accentuant le plaisir qu’elle avait eu à découvrir les gestes respectueux et impétueux, fragiles et ouverts, qu’il avait proposé tout au long de la nuit qu’ils avaient passée ensemble. Elle l’avait senti détendu quand elle lui avait pris la tête entre ses mains, sa langue cherchant non pas à performer, simplement à partager. Il n’avait pas joui non plus. Il n’avait pas l’air d’en faire une affaire. Sa puissance ne semblait pas s’incarner dans une explosion de liquide séminal qui viendrait clore la rencontre aussi brutalement qu’un coup direct accusant le KO d’un match de boxe. De la même manière, ils avaient ri de constater tous les deux qu’ils avaient aimé ce moment, alors qu’aucun des deux n’offraient à l’autre ces cris ultimes qui parcouraient l’inconscient collectif depuis la nuit des temps.

Il sent ses yeux posés sur lui. Il attend un peu. Il laisse le temps suspendre ce moment. Sa respiration, lente, laisse supposer qu’il est toujours en train de dormir. Il se remémore chaque instant, du moins les siens. Ceux de Manon, il ne peut que les interpréter, aux regards de ses propos qu’elle lui a partagé hier soir. 

13h20, gare du Midi. Rêveur, sa journée n’était pas la formalité prévue, sans être pour autant négative. Juste que les questionnements étaient plus présents. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas anticipé que son fils déciderait d’arrêter ses études, à quelques mois de décrocher son diplôme, non pas pour partir dans un trip karmique au fin fond d’un pays asiatique comme pour appuyer encore un peu plus sur les clichés concernant les enfants de bobo, qu’il est, sans aucune autre honte. Les étiquettes sociales sont des marqueurs de réclusion sociétale, pense-t ’il souvent. « La prêtrise, papa… ». En soi, rien de grave, la foi n’a pas à s’expliquer, pour peu qu’elle respecte les autres voies. Toutefois, être réveillé à 4h du matin, sortir de son lit, descendre, voir qu’il a préparé une tasse de café, et commencer à parler, sans discontinuer. Et juste être là, comprendre, écouter, parfois intérieurement s’énerver de voir qu’il y a juste quelques mois, et puis après, prêtre, moine, brahmane… respirer. Le voir si délicat et peut être ne l’avoir jamais vu aussi porté, et clair.  

A cela, était venu s’ajouter son propre avenir professionnel. Il avait reçu une proposition de collaboration, nécessitant pour lui de devoir sans doute déménager s’il devait accepter. La Belgique est assez éloignée de l’Australie. Avec 2 enfants de plus de 20 ans, célibataire, et à la recherche d’un second souffle, il était tentant de dire oui, sans réfléchir.

Nathan :+320876543210 . Il lui tend ce bout de papier. Elle était là, avec ses valises, au milieu du hall. Elle lui avait souri quand il l’avait légèrement bousculée. Un léger accent. Ils s’excusent. Ils sourient. Quelques légères rougeurs parcourent leurs joues, quelque peu creusées, soit par le temps, soit par la vie du moment. Eux seuls le savent. Il avait continué son chemin. Elle était restée là, avec ses valises. Il s’était retourné. Elle continuait à le regarder. Il avait senti son cœur chauffer. Elle lui avait à nouveau souri. Ses pas étaient un peu erratiques. Ses yeux continuaient à le suivre. Il s’était arrêté. Brutalement. Elle avait vu qu’il avait sorti un morceau de papier. Il griffonne. Il hésite. Elle n’ose plus le regarder. Il repart dans sa direction. Elle avait senti son cœur chauffer. « Il/elle est devant moi », se dise-t-elle/il, ne sachant trop si ce qui se passe vraiment. Il lui tend ce bout de papier. Elle le prend. Ils sourient. « Belle journée », prononcent-ils en chœur. 

5H30. Elle l’embrasse. Il ouvre les yeux. Ils sourient, pendant que l’oiseau moqueur continue de chanter… Les âmes…}

[Librement inspiré d’un bout d’histoire que l’on m’a partagé…]

12 Mars

[Parenthèse 4… ]

{La pluie avait cessé de tomber. Un coin de ciel bleu essayait de se dessiner dans les contreforts de la vallée. Ses pas, rapides et fluides, s’imprégnaient de la chaleur de son corps. Quelques animaux l’observaient. Les yeux perçants, ils se demandaient ce que ce corps venait chercher dans la boue et les feuilles jonchées sur les sentiers escarpés de ce chemin, emprunté très occasionnellement par des randonneurs chevronnés.

Les nuages, écartelés par un soleil nourrissant, envahissant, s’invitaient dans une sarabande échevelée, presque organisée pour un dernier sursaut apocalyptique. Une dernière secousse. Un dernier hennissement. Leur fin annoncée.

Les genoux pliés, la gourde accrochée à son sac légèrement trop peu harnaché, il continue sa route, insensible aux bruits toujours plus présents autour de lui, s’enfonçant dans des sentiers de plus en plus étroits, guidé par sa seule respiration, inverse de cette nervosité apparente que tout son physique laisse transparaître en cet instant. 

Régulière, profonde, elle irrigue chaque parcelle de son cerveau et de son âme. Esseulé, il sourit intérieurement de cette cavalcade maitrisée. Il sait qu’il vole au-dessus des terres embourbées de ces paysages magnifiés par les couleurs ravivées d’un printemps hésitant entre pluie diluvienne et chaleur asséchée. Il a coupé toute possibilité de le déranger. Personne ne sait qu’il martèle, délicatement, les terres schisteuses de cet écrin noir qu’il aimait parcourir maintenant depuis quelques années déjà.

En s’enfonçant dans les épineux géants qui l’avalent à chaque pas, il sait très bien qu’il n’y aura pas d’oubli, ni de rédemption. Il laisse cela à ses prières, quotidiennes, qu’il distille au vent épais des sombres tentacules de son esprit. Son âme, brouillée, n’est plus à sauver, même dieu ne peut réellement en faire quelque chose. Il ne croit plus qu’à un salut venant du plus profond de la Terre. Celle que les hommes parcourent en leur sein, qui les irrigue, les abreuve, celle que les incantations lunaires approchent, dans les transes des danses intérieures, épuisant les corps des larmes qui coulent indéfiniment depuis la nuit des temps.

Derrière un bosquet, un animal le suit. Happé par le son réconfortant de l’air qui s’enfonce dans ses narines écartées par l’effort, il n’entend pas les bruits de plus en plus proches des pattes qui brisent régulièrement les bois humides, laissant s’échapper les volutes de fumées blanches au contact des quelques rayons de soleil qui tentent, dans cette chaleur humide, de sécher leur écorce abîmée. 

Pendant que le soleil a définitivement pris en otage le ciel azuré, et que dans bien des endroits, des bières et des shorts délavés se congratulent en accouchant de baisers et de regards en forme de tromperies assumées, il pose sa main sur le museau de l’animal qui a emprunté son pas, de plus en plus mesuré. Derrière eux, plus rien ne bouge. Les animaux contemplent ces deux êtres familiers, engoncés dans leur solitude acceptée. Loin des tumultes de leurs contemporains, ils continuent de s’enfoncer, libérés des certitudes et des angoisses mortifères que leurs congénères obligent à accepter, au moins le temps de leurs pas, et de ces heures, lointaines, qui les rapprochent, un peu plus chaque fois, de la fin de ce monde-là. Ils se regardent, un court instant. Ils s’ébrouent, chacun à leur façon. Il lèche sa main. Il lui sourit. Dans leurs yeux, les rongeurs, attablés, auront noté la tristesse habitée qui les rongeait depuis sans doute une éternité.}

05 Mars

[Parenthèse 3… ]

{Assise, elle pose son regard sur les silhouettes éparses qui déambulent dans le parc. La journée est déjà bien entamée, le soleil luit avec une intensité redoublée. L’été, suffoquant, n’a pas baissé les armes malgré un mois de septembre très largement avancé. Sur les pelouses qui se rejoignent en tombant dans ce point d’eau presque asséché, des enfants jouent, crient, hurlent, insouciant au désastre écologique qui frappe durablement et inexorablement les surcouches de la planète. Quelques adolescent.es déambulent, les peaux exposées, presque cramées pour certain.es. Les fleurs qui se jouent sur les dermes encore quasi vierges de ces jeunes adultes en devenir laissent présager des histoires fortes et douces, comme l’histoire de l’humanité en conte depuis la nuit des temps. 

Derrière elle, elle sent, ou plutôt elle voit, ce couple octogénaire qui descend prudemment les marches de l’escalier escarpé. Lui, endimanché, fier, il ne laisse pas entrevoir que ces genoux calleux lui imposent de serrer les mâchoires plus fortement chaque jour que dieu fait, « mais quel dieu impose cela » se dit-il. Son chapeau sur la tête, il regrette amèrement les folles échappées qui encanaillaient sa vie d’avant, celle de ses 30 ans, où, cheveux au vent, fort d’un kilo de testostérone mal éduquée, il allait chevauchant les dames, offrant ce qu’il pensait être des moments de gloire, pourtant si éphémère, tellement réels, parfois cruels. Elle, tout à son affaire, recroquevillée sur sa canne usée, elle est enfermée dans un monde depuis longtemps usité, défraichi. La petite voix lui dit, sans s’arrêter, sans discontinuer, dans un tempo de plus en plus échevelé, que cet homme avec lui n’est pas son mari. Il est bien trop vieux. Trop avachi. A 30 ans, lui dit sa petite voix, on n’a pas à trainer avec des vieux rabougris. Elle frappe, d’un coup, d’un seul, sur la jambe de cet homme-là, qu’elle n’aime pas.  « Mon grand-père, voilà ce qu’on m’impose depuis des mois » se dit-elle, au son de sa petite voix. 

Non loin de là, allongée sur une couverture achetée aux fripes dans un souci évident de se conformer plutôt que d’épouser une idéologie qu’elle comprend et qu’elle voudrait plus assumer, elle se délecte d’un livre récemment acheté, petit roman romantique où elle sait déjà que Mélanie embrassera Julian à la page 264, après avoir réussi à surmonter, dans un processus construit et structuré, les méandres du passé. Dans un coin de son sac, pour celles et ceux qui s’y faufileraient, on pourra voir un traité de sociologie sur la décomposition de la structure familiale postmoderniste dans la société transgenrée, thèse qu’elle essaie de conclure. Brillante, elle sait que terminer, c’est peut-être s’échouer aussi. Quelques centimètres plus loin au fond de ce sac, ou de cette vie, les boites de sypralexa se confondent avec les quelques compléments survitaminés que lui impose la pression grandissante de sa compagne de terminer ce travail pour s’investir plus drastiquement dans la future parentalité qu’elle attend, elle, depuis maintenant 3 ans.

Posée, elle entend, au plus profond de soi, les notes de cet album qu’elle écoutait. Chaque mesure. « The Circle », disque majeur de Yodelice, qu’elle avait usé sur la platine qu’elle avait acheté un jour d’été, un peu similaire à celui qui se joue aujourd’hui. Traversée, elle doit maintenant s’en aller. Sa vie d’avant n’est plus que le regard qu’elle peut poser sur ses âmes qui virevoltent dans un monde sans pitié. Il y a quelques années déjà qu’elle déambule dans les travées des sensations diffuses, imprégnées des pensées, des corps et de l’amour qui parfois s’échappent de ces êtres qui se fondent et se confondent. Elle se lève. Personne ne la voit. Au mieux, certain.es peuvent la sentir. Évanescente, elle suit une dernière fois du regard les quelques corps qui se meuvent, vivant. Elle n’est plus. Depuis longtemps déjà…}

26 février

[Parenthèse 2… ]

{6h32. Cela fait déjà plusieurs minutes qu’il a les yeux ouverts. Il regarde le plafond. Puis l’heure. Les draps à moitié relevés sur son corps un peu abîmé, il écoute le silence prolongé de la nuit qu’il vient de passer. Par un petit geste anodin, quasi ritualisé, il pose son doigt sur son smartphone, pianote quelques instants, s’arrête, ayant trouvé les notes dont il veut s’imprégner. Des enceintes éloignées de quelques mètres de son lit défait par les soubresauts ponctuels du sommeil habité avec lequel il convole depuis tant d’années s’envolent les premiers sons. Gregory Porter. « When Love Was King ». La voix chaude se pose délicatement. Il ferme les yeux. Son corps se détend. 6h40. Peu à peu, il délie les muscles et la voix, même s’il n’a pas encore ouvert la bouche. Seul. Les enfants sont chez leur mère. A l’intérieur de sa tête, il murmure les paroles de la chanson qui s’est enchaînée, fondue. « La baie ». Etienne Daho. Elle résonne délicatement. L’élégance, c’est une denrée qu’il cultive. Il a ses dieux. Il sent que sous son air calme, et les mantras qu’il se répète depuis hier soir, la nervosité grandit. Plus qu’une paire d’heures. Dans la salle de bain, il prend un temps minutieux à laisser couler l’eau sur son crâne. Chaque goutte dévale tout le long, s’imprégnant dans les recoins de certains de ses endroits tatoués. Il sourit, enfin. 7h25. Il a mis un soin particulier à choisir une chemise, puis une autre. Il est allé se regarder, une fois, puis deux. Il doit être à son trentième aller-retour. Dans le miroir, il ne voit plus que ses défauts. Il souffle. Au loin, mais ses voisins diraient certainement que cela n’avait jamais été aussi fort, il entend James Blake décliner « Say What You Will » à l’envi. 8h20. La porte se ferme derrière lui…    

6H45. Cela fait déjà plusieurs minutes qu’elle a les yeux ouverts. Elle s’est levée. Elle a regardé son smartphone. Pas de message. Elle hésite. Elle le dépose, va ouvrir ses rideaux. Le soleil perce délicatement. Elle imagine le froid en regardant les quelques oiseaux qui se sont posés sur son balcon. Nerveuse, sans trop l’être, elle se dirige vers la salle de bain. Il n’y a pas un bruit. Ses enfants dorment encore. De l’extérieur, des anges auraient pu dire qu’elle semblait flotter légèrement au-dessus du sol. La gestuelle fluide, elle laisse une perception solaire. La douceur et l’espièglerie s’incarnaient dans un seul et même être. Sous sa douche, elle se laisse bercer par la chaleur retrouvée. Non pas celle de l’eau qui enveloppe chaque parcelle de sa peau, jusqu’au plus profond de ses pores. Celle des sensations. Les palpitations. Encore légères. Présentes. Humaines. Elle ouvre les yeux. 7h25. Elle sourit. Elle imagine. Elle reconstruit le fil de ces derniers jours. Surprise. Tant par elle que par lui. Ou par ce que certain appelle la vie. Elle sait ce qu’elle va mettre. Du moins le pensait-elle. Les vêtements s’entassent les uns sur les autres. Finalement, elle revient à ce qu’elle avait pensé. Elle se regarde. Le miroir pose ses reflets. Confiante, du moins elle se le dit régulièrement depuis quelques minutes, elle voit surtout les années qui sont passées. Sans complaisance. Avec amour aussi. Elle se sent belle, et se dit, en entendant son alarme sonner pour lui rappeler qu’elle doit s’en aller, que c’est le plus important finalement. 8h25. La porte se ferme derrière elle…

Dans le coin de ce café cosy, où les laptops et les macchiato se mêlent aux rires d’adolescent.es et d’indépendant.es dans un bruit léger d’envie d’être et parfois de paraître, leurs yeux se parlent, leurs mains posées, encore un peu maladroites, cherchent à se toucher. Elle était arrivée la première. Soulagée, elle n’avait pas imaginé comment ils allaient se saluer. Elle avait noté une table dans un coin un peu reculé, sans être non plus trop esseulé. La musique, un combo d’électronique suffisamment calme tout en étant rythmée, permettait de ne pas trop penser. Il était arrivé 5 minutes plus tard. En fait, il l’avait vue entrer. Un peu bêtement, il l’avait regardée choisir la place, se poser, retirer le bonnet qu’elle portait avec une beauté douce qu’elle dégageait naturellement. A cet instant, il avait poussé la porte…

10h16. Sur un coin de la rue jouxtant le café, deux jeunes hommes, main dans la main, regardent discrètement, en souriant, cette femme et cet homme se regarder, infiniment, et dans un instant encore mal maitrisé, poser un baiser… }

{ les âmes…les chemins…profondément…}

19 février

Laura venait de raccrocher avec sa belle-mère. Lilian s’était assis à côté de Lissandro. Manon, Mattéo et Sandra regardaient Alicia caresser le visage de cette femme en pleurs, des singes qu’ils ne parvenaient pas à identifier les observant avec une sorte de stupéfaction, et de perplexité, qui laissait entrevoir toute l’humanité qui s’échappait de cette scène. Manon s’était assez rapidement déplacée vers Laura, craignant qu’elle ne bouscule avec sa générosité et son impulsivité l’acte qui avait commencé à se jouer au moment où la paume avait arrêté les gouttelettes salées de se déposer sur les vêtements déjà humides d’Emma. 

Tout autour, le soleil, la chaleur, les bruits de klaxons, l’odeur mêlée de l’essence frelatée, des huiles saturées, des pores dilatées, et des baumes étalés sur les corps et les cheveux des indiens et indiennes de Trivandrum s’imprégnaient doucement dans le cortex cérébral et les peaux de l’ensemble de cette troupe, familiale, embarquée dans un tableau qui lui échappe, et lui échappera certainement encore.

Manon n’était pas encore arrivée chez Laura que Matteo se mit à courir, maladroitement, tirant sur ses bras, suivi comme son ombre par Sandra, qui ne savait pas pourquoi elle avait dû ordonner à ses muscles des mollets de s’étendre et se détendre, à ses pieds d’effectuer des torsades mal maitrisées dans un sable chaud, aux allures de désert humide. 

Lissandro et Lilian restaient là. Un sourire discret. La posture retenue de ses deux âmes engageait des forces qu’eux seuls, au détour des retours de Manon ces derniers jours, avaient pu réellement contrôler. Parfois, le faux et le vrai ne sont pas des réalités mesurées. Souvent, elles sont fantasmées. 

Avant de pouvoir l’approcher, ses pieds se sont heurtés. Sans concentration, Matteo en revient brutalement à sa condition. Sandra, apeurée, culbute juste à côté, s’étalant dans les bras d’une dame d’une beauté qu’elle n’avait jamais imaginée, si ce n’est en voyant, il y a deux minutes à peine, la mère de Matteo et cette inconnue au visage trempé. Anjali regarde Sandra, la prend dans ses bras. A terre, les bras écartés, magnifiant à même le sol la croix d’un fils crucifié, Matteo attend. Il sent que le poids d’un père aimant vient se poser à côté de lui. Un silence…

Le front posé sur la fenêtre, Romain regarde, vidé, la pluie qui s’est remise à tomber sans discontinuer depuis le départ d’Alicia. Au loin, les cris ont recommencé. Il n’est plus sorti depuis quelques jours déjà. Nombreux de ses ami.es ne répondent plus. Les tirs, les pluies, la boue qui dévale des rues de Bruxelles, les évidoirs qui ne se referment quasi plus. Les scènes apocalyptiques se multiplient partout en Europe. Il ne sait plus si c’est la planète qui se rebelle définitivement, ou si ce sont les hommes qui anticipent dans des scènes de révolution tant de fois jouées la mort prochaine de leur continent. Acide, les eaux qui déferlent sur les pentes asphaltées découpent patiemment les peaux criblées de balles des corps qui s’amoncellent. Il passe sa main dans ses cheveux. Il voit Alicia cette nuit-là. Elle ne voulait pas partir. Cela faisait quelques jours qu’en compilant les articles de presse, en les recoupant avec les tensions historiques et les choix politiques de ces dernières années, et l’évolution climatique que personne n’était jamais parvenue à annihiler, il lui avait simplement suggéré d’y aller, sans lui toucher un mot de ce qui lui semblait devoir arriver. Inexorablement. Les protéger. Comme le père qu’il n’a jamais été. A cet instant, une déflagration s’entendit au loin… la fenêtre se brisa.

Dans la ruelle de la vieille ville, un jeune homme s’arrête. Il la regarde passer. Elle le dévisage. Old Delhi ne sent plus l’odeur pestilentielle des viols sordides des décennies passées. Elle traverse la rue. Tout de vert et rouge vêtue, un lassi à la main, elle s’approche. L’odeur de la banane vient lécher ses narines. Elle lui sourit, et dans un élan commun, ils décident de changer de cap, peut-être de prendre des risques, et de ne pas suivre ce que le bon sens demanderait. Et dans une infinie seconde, avec une patience compulsive identique, ils empruntent les pas de leur certitude commune…  

{ nos âmes…profondément…}

12 février

[Parenthèse… 12 février 2023… ]

{23h59. Le ciel ne fait plus qu’un avec la nuit. La lune envahit les interstices laissés par les fenêtres occultées. Seul, dans son canapé, il pose la tasse sur la table en bois foncé qui officie au milieu de son salon. Le smartphone en main, il appuie sur l’icône. Le casque sur les oreilles, les premiers sons. Il ferme les yeux. Son pied martèle le sol.  Les yeux fermés. Petit à petit, son corps se meut. Ou peut-être se meurt. La voix résonne. Il augmente le volume. Seul. Les tâches bleutées au fond de sa tête s’accumulent. Les pores commencent à se dilater. Les volutes de fumées. Il bouge. Il saute. Les muscles saisis, tendus, dans une sarabande désarticulée. Les mots se fracassent, et se fracassent encore. “Wasted feelings / broken meanings / Time is fleeting / See what it brings / Hellos, goodbyes, a thousand midnights lost in sleepless lullabies” … Vivant…

Frénétique, les yeux toujours fermés, en équilibre instable, allégorie d’une vie à claudiquer, à se fourvoyer, à oublier, les sons, mélancoliques, presque féériques, s’insinuent dans les moindres mouvements et pensées qui s’agitent et qui cogitent. Les pores complètement dilatés, éclatés, la sueur se fraie un chemin, et commence à percer les tissus cotonneux qui collent son derme vieillissant… Mourant… 

Il décèle un son. Deux ou trois notes. Il ne les lâche plus. Les mâchoires serrées, il n’est plus qu’un corps de larmes. Rien ne vient. Tout gronde. Suspendu aux mots. A ses maux. Tel un volcan en ébullition, les fils se tordent, les muscles explosent. Les coups frappés sur le sol au rythme de ses arabesques multiformes et tribales commencent à percer la douleur profonde. Cathartiques, les mots, les sons, la danse et la mort, qu’il attend patiemment, parfois avec espoir, surtout sans peur, ne font plus qu’un. Il explose. Et explose sans fin. En boucle. Comme les trois notes. “Heaven’s dreaming / thoughtless thoughts / my friends: We know we’ll be ghosts again”. 5 minutes. 30 minutes. Une heure peut être déjà que plus rien n’existe autour de lui que cette rage qu’il va chercher. Dégueuler. Le casque reste visé. Les yeux toujours fermés. Il pleure. Enfin et san fin. Les larmes se confondent, s’inondent. Il crie, il hurle… “Heaven’s dreaming / thoughtless thoughts, my friends / We know we’ll be ghosts again / Faith is sleeping / lovers in the end / Whisper we’ll be ghosts again”… 

Il tombe. Ne se relève pas. Haletant. Il attend que tout cela s’arrête… et il répète…enfin apaisé…  « Lovers in the end Whisper we’ll be ghosts again… »…

Couché, il pose les yeux, qu’il vient d’ouvrir, sur l’écran. 1h du matin. Un message. « Je voulais être la première à te le souhaiter »… Il se lève… Il sourit… Il espérait aussi qu’elle soit la première… “Lovers in the end Whisper we’ll be ghosts again” …

Une cigarette aux lèvres, elle termine son message. Dans son long manteau noir, elle pose son regard sur la fenêtre. Elle a aperçu sa silhouette. Elle a hésité à l’appeler. A lui dire qu’elle était en bas… elle sait qu’elle est la première… Elle imagine son sourire… elle termine sa cigarette… en prend une autre… elle regarde une dernière fois… pour la centième fois… dans la nuit, quelques chats s’arrêtent, observent et écoutent les pas de ses bottes marteler la rue déserte… « Lovers in the end Whisper we’ll be ghosts again » résonne… encore et encore…}

05 février

La chaleur se réverbérait sur les routes partiellement asphaltées, parfois goudronnées, souvent caillouteuses. Les moissonneuses batteuses s’activaient depuis la fin juin. La poussière s’élevait alors dans l’air et se posait sur les peaux trempées de sueur des corps qui s’activaient un peu partout dans la campagne. On pouvait dessiner les courbes des muscles qui doucement commençaient à fatiguer. Sur son minuscule vélo, il faisait tourner les jambes d’un village à l’autre. Comme chaque année à pareille époque, il parcourait, solitaire, les chemins qui pouvaient l’emmener loin des autres, peut-être déjà de soi. Les années 80 avaient cela de merveilleux qu’on laissait aller sans crainte les enfants s’aventurer dans les contrées sans nécessairement penser qu’au coin d’un trajet mille fois emprunté, puisse gésir par terre un vélo abandonné.

Il pédalait en pensant être Laurent Fignon, Bernard Hinault, ou Pedro Delgado, parfois simplement pour ne plus être rien. Les étés 80, pour les belges francophones, même quand ils restaient en Belgique, avaient les parfums des radios françaises, du Tour de France, de Coluche et Le Luron, se flageller à la suffisance et aux moqueries des « cousins » était presque normal pour les « petits » belges. Il lui arrivait sur certaines routes de fermer les yeux, quelques instants seulement, et d’imaginer que la vie s’échappe déjà. Fermer les yeux. Quand il trouvait un coin plus calme, presque caché, même s’il était déjà difficile de trouver des espaces non urbanisés, non colonisés, il lançait son vélo, un Peugeot, de course évidemment, à la lisière du gris et du rouche, et se couchait dans l’herbe. Il respirait, les gouttes traversaient sa peau. Il regardait le ciel, bleu, si profondément. 

Il rentrait après une heure ou deux. Il espérait parfois trois. Ses grands-parents l’interrogeaient. A chaque fois, il expliquait qu’il avait été vers d’autres maisons, dans d’autres villages, et que de fil en aiguille, les kilomètres s’étaient accumulés. A 8 ans, peut être 9, on ne calcule pas. On pédale. Les apéros s’enchaînaient chaque soir. Les parties de cartes rythmaient des soirées sans télévision. Le son de la radio. RTL France. Les rires prenaient le dessus. Quand on a cet âge-là, dans une forme de magie, noire, on a la faculté d’oublier, de s’abandonner, sans doute de pardonner ou de ne pas comprendre. Ou trop bien comprendre. Et de l’enfouir.  

Au moment de se coucher, comme chaque année, il ne savait pas. Il se mettait au lit. Les doudous près de lui, et chaque fois, un peu plus de doudous, personne ne l’avait noté, même pas lui. Au moment de fermer les yeux, seul, il sentait son cœur s’emballer. Les draps bougeaient légèrement. Nu, le corps collé, rien d’autre ne se passait. Son ours dans les bras, il ne bougeait plus. Juste la respiration. Et l’impression qu’être aimé, c’est être collé, protubérance d’un autre portée vers le ciel. Fermer les yeux et pédaler. Être Pedro Delgado, Laurent Fignon, Bernard Hinault. Juste respirer…

Lissandro regardait la mer. Ils étaient arrivé à Trivandrum il y a quelques heures. Personne n’avait compris, Manon était là. Elle l’avait embrassé avec une telle douceur et il avait souri en la voyant. Ils étaient. La mer balançait ses vagues les unes contre les autres. Au loin, ils avaient aperçu une fête. On leur avait dit qu’il y avait un mariage. Il savait que c’était son père. Manon lui avait déjà tout expliqué dans l’avion, quand il avait les yeux fermés. Il y a des étrangetés, des dons, et des croyances que certain.es ne toucheront jamais pendant que d’autres s’en immergeront. En voyant les couleurs qui tournoyaient dans le ciel de cette journée ensoleillée, en percevant les rires et les sons des musiciens indiens qui s’activaient à donner une force presque épique à l’instant qui se jouait devant eux, il s’était mis à penser à ce moment où son père, un soir, sans autre forme de délicatesse que de lui prendre doucement la main sur le perron de la maison de sa mère et de Romain, il lui avait raconté qu’il y a des secrets enfouis qui rongent les âmes, qui les détruisent, et les pulvérisent. Entre quelques sourires, sa main serrant un peu plus fort à chaque fois, il lui avait expliqué, le regard embrumé, le verbe court, qu’un jour tout s’était brisé, comme cela, juste un mot chez sa psy. Notre cerveau se construit des barricades insensées sur lesquelles nous allons nous empaler. Il avait regardé Lissandro ce jour-là dans les yeux avec une telle intensité qu’il y avait vu toute la souffrance qu’il avait essayé, parfois maladroitement, de transformer en amour. Après cela, il n’avait plus vu son père. Il était déjà parti.

Au loin, entre les personnes qui s’activent, celles qui boivent et ceux qui rient, il reconnait sa démarche. Il imagine que la femme qu’il tient dans ses bras est Anjali. Il s’assied dans le sable chaud, pose ses écouteurs sur les oreilles, balance un son… « Love is a wave… around our bodies »… ce cuivre… sa voix… Asaf Avidan… Au même moment, à quelques mètres de là, Alicia frôle de sa main Emma, adossée à un arbre, les joues pleines de larmes… A cet instant, Anjali posa un baiser sur les lèvres de Dimitri… et lui susurra… « Ils sont tous là… »… le cuivre se mit à résonner… un peu plus fort à chaque fois… 

{ … (s’)Aimer…}

22 janvier

La pluie s’intensifiait depuis quelques heures déjà. Sombres, les nuages défilaient sans fin dans un ciel chargé, munitions naturelles qui s’abattaient dans les ruelles des villes d’Europe depuis quelques jours déjà. Bruxelles n’était pas épargnée. Plus rien ne pouvait l’être.

Couché sur son lit, il observait ce ballet macabre depuis l’interstice laissé par les tentures noires de sa fenêtre. Son jeans, légèrement froissé par les circonvolutions de sa jambe dans l’air devenu moins respirable chaque seconde qui passe, l’habillait partiellement. Son corps, nu à moitié, laissait entrevoir une sorte de folie à le sculpter, sans autre raison que le transformer ou le bouger calmait son esprit, ou peut être son âme. Il ne le savait plus.  « Dark Parts » s’insinuait inlassablement dans son esprit, la beauté magnifiée des arrangements de Perfume Genius, la voix accordée aux tréfonds qu’il rejoignait inlassablement depuis quelques temps déjà. Le cigarillo se consumait, seul, sur un coin de sa table de chevet, atténué dans sa sécheresse par l’odeur acidulée de l’eucalyptus qu’il avait juste eu le temps de poser dans son diffuseur, souvenir lointain d’un voyage d’un autre temps.

Dehors, quelques oiseaux essayent tant bien que mal de se calfeutrer en dessous de branches d’arbres, les feuilles étant au mieux un cache misère qu’un loup aurait tôt fait de souffler dans une respiration funeste. Dieu seul savait où se trouvait le troisième cochon. Les mêmes cris arrivaient inlassablement à ses oreilles. Était-ce dehors ? Peut-être un chat, de ces petits corps sortent des sons parfois qui ressemblent au crépuscule des hommes, une gamme appelant l’autre. Ou simplement son cerveau, calciné par l’alchimie tortueuse qui encombre chaque parcelle de sa peau. « What does it mean to be free » a pris le relais. Tout au fond, ce cuivre qui retentit, il s’abandonne. Il esquisse un sourire, pendant que ses yeux indiquent sa peine. Il se souvient le jour où il s’est imprégné de Thomas Azier. Cette distance chaleureuse qui évoque pour lui les chevauchées tumultueuses qu’il entreprend sur le fil tendu de sa vie. Se fracasser.

Dans ce chaos intérieur, que la société lui rendait pour coup pour coup, le loup n’avait pas complètement fini de souffler. La troisième est en pierre. Ce qui n’était pas attendu, c’est qu’il utilise une masse. Personne ne raconte cette histoire-là, cachée. Inlassablement, le bruit, dans une séquence régulière, frappe, cogne, use.

Le bras ballant, la vue un peu chargée, de moins en moins claire, il observe cet ours le regarder depuis son biceps droit. Les coups portés, en fait de voisins qui demandent qu’ils baissent les accords taciturne de Chris Isaak, redoublent d’intensité. Des courbes noires de l’ours, qui cavalcade subitement, il entrevoit ce fil tendu, le pied qui glisse. Pendant la chute interminable qu’il ressent, la pluie coule inlassablement dans les égouttoirs qui débordent. Quelques rats s’adonnent à des jeux de pistes sans fin à la lumière des déchets déversés par les trombes d’eau. « Long Live the Strange », pendant que la tâche rouge s’insinue dans les sillons légèrement creusés du plancher. Métronome, le sang s’écoule lentement… les volutes s’envolent… enfin…

Il ouvre les yeux. Quelques gouttes de sueurs sur le front, la chemise trempée. Anjali dort, là, à quelques centimètres de lui. Le regard posé sur elle, il se calme. Il retire sa chemise. Il se lève. Sous la douche, il regarde son corps. Vieilli. Les mains posées contre le mur, l’eau coule sur sa nuque, les yeux tournés vers cet ours. Le regard perçant, profond. Il continue son chemin. Il sent deux mains se poser sur ses hanches… Elle pose sa tête sur son dos… Métronome, le sang s’écoule, toujours aussi lentement… il irrigue… elle respire…

{N’ayez pas honte de tomber… peut être même de se fracasser… les blessures… les cicatrices… nos corps… nos âmes…profondément… aimer…}

08 janvier

Deux ou trois Entelles aux pieds noirs l’observaient du haut de l’arbre dans lequel ils s’étaient perchés, ne donnant d’importance à sa présence que celle d’un autre, qui ne sait pas ce qu’elle fait là, ou peut-être trop bien.

A quelques pas, elle peut entendre les agapes qui résonnent tout le long du littoral. Ses cheveux attachés lui donnent un air plus rond, ses yeux laissant transparaître sa douceur, et aussi ses doutes qui l’accompagnent, comme un ami précieux.

Arrivée il y a quelques heures, elle ne savait toujours pas trop ce qui l’avait poussé ce matin à prendre ce billet pour l’Inde. Juste qu’elle devait le faire. Elle comprend maintenant. Elle s’était réveillée, fatiguée, comme 90% de la population mondiale en vérité. Les douleurs intérieures. Elle avait roulé son joint, habitude prise de longue date. Son mari parti au travail, encore quelques jours et ils devaient jouir de quelques semaines en vacances, un point sur la carte, au gré des vents, ils ne se déplaçaient plus qu’en suivant les courants. Elle s’était fait un café, serré.

La voix suave de l’animatrice proposait ce matin-là de vieux morceaux. Quelques tubes. Ses jambes s’étaient perdues dans les couvertures posées sur le canapé. Le dos dénudé, quelques mèches retombaient sur ses épaules. Dehors, elle entendit la nature citadine s’ébrouer, se caler dans le rythme tendu des journées de productivité. Elle avait fermé les yeux. Quelques instants. Juste un frisson, court, le long de l’échine. 

Sans autre explication, elle avait terminé son café. Sans se précipiter. Elle avait ensuite pris une feuille blanche, déposée sur le bureau. Elle y avait noté, de son écriture pleine, presque proche de ces calligraphies anciennes des instituteurs.trices du 20e siècle, quelques mots pour qu’il ne s’inquiète pas. Elle lui disait simplement qu’elle devait partir. Elle reviendrait dans quelques jours, semaines peut-être. Sans trop savoir pourquoi, elle allait se rendre à l’aéroport. Elle ne savait pas encore où elle devait poser son bagage. Dehors, posé sur la rambarde de la terrasse, un oiseau, frigorifié, voyait cette femme en pull, les jambes croisées sur la chaise de bar, occupée à griffonner.

Dans le taxi qu’elle avait hélé sur la rue principale jouxtant leur maison, elle avait simplement souri. Arrivée à la zone de départ, elle s’était rendue dans une agence. Le Kérala, Trivandrum. C’est la destination qu’on lui avait proposé. A la surprise des commerciaux qui essayaient de fourguer des all inclusive à quelques familles qui la précédaient, elle avait simplement dit qu’elle devait partir. A l’odeur des plantes qui pouvaient s’inhaler à la suite de son propos, la jeune femme qui l’avait prise en charge a tout de suite pensé à l’Inde. Un peu comme ses histoires racontées sur de vieux films qui dépeignent, dans une sorte de légende urbaine, les transhumances européennes et occidentales dans les contrées d’Asie du Sud-Est dans les années 60 et 70. Des 1900.

Dans l’avion, elle avait fait connaissance avec un couple qui se rendait en Inde pour célébrer un mariage. Ils avaient habité quelques années là-bas et au cours des derniers mois, ils s’étaient liés d’amitié avec une indienne et un belge. A la description de cet homme, elle comprit. Juste un frisson, plus intense. Elle sentit sa présence en elle. Avec délicatesse, elle prit congé de ses interlocuteurs, elle avait besoin de se reposer, elle était partie un peu en hâte. Dans l’état de méditation qu’elle s’était mise, elle le vit, ainsi qu’Anjali. 

Arrivée à Trivandrum, après encore de longues heures, elle avait noté dans un coin de sa tête le lieu dont ce charmant couple avait parlé et qui, sans le savoir, lui avait donné les clefs. Elle s’était embarquée dans un rickshaw, où le conducteur, à l’adresse du lieu, lui confia gentiment qu’il connaissait Anjali. La description qu’il en fit la laissa songeuse. Tant de perfection, est-ce que cela existe vraiment, ou est-ce le regard de l’autre, induit par la relation qu’il a pu avoir avec cette personne, qui déifie certain.es d’entre nous ?

Adossée à son arbre, elle n’avait pas été plus loin. Il était magnifique. Il avait vieilli depuis cette dernière rencontre, cette dernière étreinte, qui ne datait pourtant pas. Sa barbe était plus dense que jamais. Les rides s’étaient enfoncées encore plus profondément dans sa peau. Il avait perdu quelques kilos, qu’il n’avait déjà pas. Il avait tourné sa tête, quelques secondes. Ses yeux.  Elle sait qu’il ne l’a pas vue. Ses fossettes respiraient la douceur, « qu’il cherche pourtant encore », murmura-t-elle. A son bras, elle rayonnait. Pas dans une extravagance jubilatoire. Non, dans une forme de paix qui transcende les âmes. Un Entelle était descendu se poser à quelques mètres. Elle sentit leur amour s’imprégner dans ses veines. Éternellement. Quelques larmes coulent sur ses joues. Doucement, une main la frôle…

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des âmes…profondément… au plus profond de vos rêves… un jour… promis }

25 décembre

Les lumières chatoyantes s’invitaient dans le ciel de fin de journée, où un soleil rougeoyant déclinait sur la ligne d’horizon que l’océan profilait depuis la plage. Les feux commençaient à crépiter et les chants s’élevaient depuis la maison d’Anjali et de Dimitri. Le long des rues, les rickshaws klaxonnaient s’en discontinuer, donnant aux chants des quartiers visités des allures de canon improvisé. 

Anjali n’entendait plus sa voix, ni celle de Dimitri. Drapée d’un sari rouge vif aux bordures dorées, la peau de son bras laissait deviner les mehndis dessinés à l’henné, magnifiant sa beauté naturelle. Dissimulé, le tatouage du Om/Aum, réalisé le soir où ils se sont dit oui. Symbole de la totalité de ce qui existe, du passé, du présent et du futur, ils n’avaient pas trouvé plus doux pour être eux.

Arrivés autour du feu principal, les danses et les chants reprirent de plus belle. Habillé d’un vêtement noir, et d’une écharpe rouge, il s’avança vers Anjali. Tout y était, et tous surtout : le prêtre de l’église Saint Thomas, le sud étant chrétien aussi, et les prêtres hindouistes, le tout dans un brouhaha vivant et pétaradant. Sur les tables, les convives, en somme les habitant.es de leur quartier et les collègues de travail, plus quelques touristes résidents permanents devenus des ami.es au fil du temps. Iconoclaste, Anjali et Dimitri savaient très bien que cela pourrait dégénérer. Des fanatiques, il y en a partout, dans toutes les villes, dans toutes les religions et dans tous les pays du monde. Leur mariage avait pris une tournure multiculturelle, symbole de l’amour qui transcende. 

Après quelques heures de rires et de danses, Dimitri était allé se poser devant la mer, les pieds dans le sable, légèrement à l’écart. Anjali continuait à rire avec quelques jeunes du quartiers. Elle était toujours aussi resplendissante malgré la fatigue à répondre à toutes les sollicitations. Assis, il ferma les yeux. Il pensait à ses enfants, à Alicia, leur maman. Il les imaginait ensemble, fêtant Noël, les anniversaires, une nouvelle année qui commence. Les rires. Les doutes. Les petits-enfants qui courent. Il pensa à elle aussi. Avec son mari. Son sourire. Sa voix. Les choix qu’ils ont posé tous les deux. Leur amour éternel. Des flammes jumelles. Il sourit, pendant que quelques larmes coulent le long de sa barbe. L’ours.

Sa main vient délicatement se poser sur sa nuque. Elle caresse son visage, les doigts se mêlant aux poils blancs qui cachent ses traits fatigués. Elle plonge son regard dans le sien. Vert/bleu. Mattéo lui disait toujours bleu pendant qu’il pensait vert. Elle s’assied. Derrière eux, leurs ami.es continuent à danser, à s’aimer, sans plus se soucier de ce qui est ou pas, de ce qui existe. Anjali se demande d’ailleurs si tout cela est réel. La nuit est noire, comme toutes les nuits dans le Kérala. A la lumière tamisée des feux qui s’éteignent peu à peu, ils regardent leurs corps, ils auscultent leurs âmes. Leur solitude, réciproque, qu’ils ont dépouillée petit à petit, dans un détail d’une main, d’un sourire, d’un café ou d’un thé, d’un pas pour la raccompagner, d’un appel pour le soigner, d’un enfant ramené. Leur confiance, déchirée, qu’ils ont pansée, dans la profondeur de leur vérité, dans leur nudité, dans un geste posé sur des corps plus habitués à être caressés, dans des mots plus prononcés sans crainte d’être trompés.

La tête sur son épaule, Anjali dépose délicatement sa main dans la sienne… son pied posé sur le sien, quelques grains de sable se faufilant entre leurs doigts, il ferme avec douceur sa main dans la sienne, les Om/Aum se croisant mutuellement… ils ferment les yeux pendant que leurs cœurs, et sans doute dans leurs âmes s’ouvrent éternellement…   

{Joyeux Noël… belle année 2023… pleine d’amour… prenez en pour vous, et les personnes que vous aimez…partagez le… avec les corps, les cœurs et les âmes… même loin… à chaque instant…}

11 décembre

Le soleil venait à peine de se lever. Quelques fourmis essayaient de se faufiler entre les dalles mal ajustées qui menaient à l’aéroport. Les restes de quelques burgers végan et de tacos industriels trainaient, épars. La malbouffe teintée d’authenticité commerciale multiculturelle s’amoncelait. Rien ne changeait vraiment.

Dans la file du vol pour Delhi, première escale avant Kovalam, Mattéo ne cachait pas son stress, à la différence de sa sœur, qui pour son travail, vole des milliers kilomètres chaque année. Lissandro sourit, il lit dans ses pensées. « Ne t’inquiète pas, tu n’as jamais pris l’avion, tu ne peux pas être bloqué. ». A côté de lui, Lilian ajuste sa chemise, vérifie qu’il a bien pris sa tablette, quelques bouquins, des écouteurs. Il est encore de la vieille école. Autour de lui, tout semble figé. Lissandro continue à sourire, il pense à Manon. La nuit dernière, ils se sont parlés. A leur manière. Au-dessus des mondes, au-delà de leurs corps. Assis, sur cette plage de Kovalam, ils ont simplement regardé la mer, quelques indiens se promener. Entendre aussi le son de sa voix. Et cette femme qui ne le quitte plus. Manon les attend à Delhi, aucun d’eux ne le sait. 

Figé, elle a hésité à leur dire. Cela fait des semaines maintenant que les enfants lui parlent de ce voyage en Inde. Romain ne supporte plus les voyages, même dans le cadre strict actuel. « Cela reste une hérésie » dit-il souvent. Il a perdu des ami.es, engloutis dans les catastrophes qu’il qualifie toujours de « culturelles et non naturelles ». Alors quand il lui a dit d’y aller, elle n’a pas compris. Il lui a juste dit  qu’il ne savait pas lui-même pourquoi, juste qu’il sentait qu’elle devait y aller, pour eux. Elle touche l’épaule de Laura. Incrédule, celle-ci reste sans voix. Entourée de ses collaborateurs, un peu à l’écart de Lilian et Lissandro, elle dévisage sa mère. Dans un geste instinctif, elle la serre dans ses bras. Soulagée. Depuis le début, elle ne comprend rien à ce voyage. Mattéo et Sandra qui décident d’aller à Kovalam pendant que le projet le plus important pour elle se construit à Kovalam. Lissandro et Lillian qui décident de venir, son frère restant inlassablement mystérieux quant à ce qui s’est passé avec Manon à la suite de la naissance de leur enfant. Elle pense à son père. Elle sourit.

Deux mètres devant eux, une personne se fait refouler. Cela arrive parfois. Certains essayent. En vain. Sandra passe la première. Scannée, le contrôleur la laisse passer. Son premier voyage en avion, et avec le vol retour, son dernier avant 10 ans. Elle vient de consommer ses kilomètres permis pour la décennie. Il suffit de passer sous le portail. Juste une puce. Intégrée sous la peau. Toutes les données d’une vie. Sandra respire. Laura est l’exception du groupe. Elle utilise le quota de son entreprise. Alicia les regarde. Elle ne parvient toujours pas à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Ou elle le comprend trop bien. Son scan passe aussi.

Sur les écrans, réels ou virtuels, la présentatrice du journal annonce que les rebellions suite à la baisse du pouvoir d’achat ont été réprimées et que l’union européenne se félicite d’avoir pu empêcher des groupuscules extrêmes d’utiliser une période complexe pour mettre à mal le processus de reconstruction démocratique autour de la coalition des droites populaires qui s’est mise en place sur l’ensemble du territoire européen. Les noms des rebelles arrêtés apparaissent. Une dernière fois. Dans le même temps, les quelques fourmis qui s’étaient amoncelées sur les poubelles crasseuses de l’aéroport sont pulvérisées, en même temps que les restes de cuisine indonésienne.  

Sur la plage de Kovalam, Dimitri et Anjali se sont assis autour d’un feu improvisé par quelques connaissances. Soucieux, il pose sa main sur son épaule. Elle ne sait pas trop ce qu’elle doit imaginer. Il reste parfois insondable et même si son état est stable, la maladie rend parfois les choses plus complexes. Il continue de l’appeler parfois dans ses nuits. Elle ne lui en a rien dit. Elle sait. Autour d’eux, les chants s’élèvent, vers les étoiles d’une nuit noire et pleine. Enfin assis, il dépose délicatement un baiser dans son cou, avec ses quelques mots : « si on se mariait demain… »… la tête sur son épaule, elle lui serre la main… quelques étoiles répondent aux chants enivrants qui s’élèvent… demain… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… dans les âmes… même loin… à chaque instant…}

27 novembre

La nuit était déjà bien entamée. Les derniers métros grondaient dans les sous-sols de la ville. Quelques ombres, collées aux abords des bouches, s’entassaient dans les alcôves ténues et orageuses, où les seringues et les corps décharnés, usés, se touchaient pour se réchauffer, les yeux hagards ne proposant d’autres issues qu’une peur avouée de se faire violer. 

Non loin de là, dans les lumières stroboscopiques d’une salle de concert branchée, d’autres mouvements, pour les uns saccadés, pour d’autres plus chaloupés. Les accords électriques et électroniques s’entremêlent, donnant aux esprits fatigués, enjoués, les possibilités de se laisser emporter, sans penser aux erreurs du lendemain. Les mains se touchent, les regards, quelques verres d’alcool à la main où les bouteilles se fracassent dans des effusions de joies apocalyptiques. 

Attablé, Mattéo regarde Sandra et leurs am.ies bouger, rigoler, s’enivrer. Certains sont défoncés. D’autres ne sont clairement plus là, embrumés dans leurs pensées, harassés et acculés par la violence des sons. Dans un coin, Laura et Lilian s’embrassent tendrement, leurs rires muets s’entendant jusqu’au bout de la salle. Les sons s’entrechoquent. Les lumières explosent. Les sauts. Les corps. La transe. 

Dans un mois, ils seront partis. Tous. Direction l’Inde. Enfin. Lilian et Laura se sont ajoutés à la fête. Ils partent ensemble. Elle combinera avec son travail. Lilian a décidé de venir. Ils laisseront les enfants à leur mère et Romain. Kovalam. Cela fait tellement de temps qu’ils en parlent. Il sent une main se poser sur son épaule.  Lissandro. Sans faire de bruit, il est arrivé. La surprise de dernière minute. Il a pris un billet sans rien dire à personne, même pas à Manon. Elle est partie, quelques jours après l’accouchement. Il dit qu’il ne sait pas où elle est, qu’elle lui a laissé juste une lettre, en lui disant qu’elle va revenir, juste que là… Il le regarde. Lissandro lui sourit, comme si tout cela était normal. Il a juste dit à tout le monde : « Elle en a besoin. Elle va se ressourcer. Je la retrouve chaque soir, quelque part, au-delà de ce que vous pouvez comprendre ». La petite va rester chez leur mère et Romain aussi. Lissandro commande une vodka. Mattéo décline. 

Sandra bouge, saute, crie. Elle exulte, expulse. Ses peurs. Elle voudrait parfois ne pas l’avoir rencontré. Ne pas avoir eu à vivre ses crises, ses chutes, ses moments à l’hôpital. Elle bouge. Ses ami.es rient. La boucle s’enchaîne avec une autre boucle, et encore une autre. La foule n’est plus qu’une masse de corps qui sont unis et en même temps singuliers, collectivement présents, opaques, et individuellement perdus dans leurs pensées, enfouis dans leurs peurs, à vomir, ou leur angoisse, à déchirer. Sandra le regarde. Il est beau. Il a changé. Elle l’aime. Elle n’a pas bougé d’un pouce quand le médecin a dit : « la SEP ». Elle lui a juste pris la main et lui a dit : « je suis là ». 

Lilian s’approche. Sa vodka à la main, Lissandro lui propose un autre verre. Lilian acquiesce et l’enlace. Ils rigolent. Laura les observe de loin, pendant qu’elle continue à faire bouger son corps au rythme des autres corps et des bruits qu’elle perçoit encore. Elle ne sait pas pourquoi Lilian a tellement insisté pour venir avec eux et ce que Lissandro vient faire dans cette histoire. La barbe de plus en plus fournie, Lissandro ressemble de plus en plus à un ours, et depuis que Manon est partie, il semble apprécier de plus en plus se retrouver dans sa caverne, perché sur les hauteurs avoisinantes de la ville. Lilian, en enlaçant Lissandro, lui demande, avec délicatesse et surtout discrétion : « tu l’as encore vu récemment dans tes pérégrinations ? et Manon, elle y est déjà ? ». Lissandro sourit. Il passe sa main dans sa barbe. D’un geste doux, qui tranche avec la fureur du lieu, il caresse la chevelure fournie de Lilian, et de manière imperceptible, l’informe qu’elle est arrivée hier, et qu’elle l’a vu. Lilian boit son verre d’une traite.

Les sirènes de police déchirent le silence blafard de la ville. Dans une bouche de métro près des quartiers branchés de Bruxelles, deux coups de feu ont résonné profondément. Les yeux injectés, la jeune fille, qui traine de rue en rue depuis quelques mois, n’a plus supporté les corps poisseux, collés… forcée… Personne n’a bougé. Le sang qui coule, doucement se mêle aux crasses accumulées et laissées dans les coins et recoins de ces espaces abandonnés. 

6h, le soleil commence à se lever. Sandra prend sa main. Mattéo n’a pas bougé du bar tout au long de la nuit. Il la prend dans ses bras. Nus, couchés dans leur lit, il écoute. Il n’y a pas un bruit, sauf quelques oiseaux qui s’appellent. Elle ferme les yeux. Les siens restent ouverts. Quand elle s’est enfin endormie, dans la douceur de leur nuit qui commence, il a ses quelques mots qui lui viennent : « Je t’aime »… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… même loin… chaque seconde…}

13 novembre

Il n’y avait plus un bruit aux alentours. Assis, il prit d’un geste précis, lent et mesuré le bout de sa cigarette roulée, embaumée par les flux de CBD. Ses pieds, dont les ongles étaient soit enlevés ou immaculés de sang, posés sur le bord de la rambarde, impulsaient une courbe tendue dont les muscles de ses jambes, secs, galbés, légèrement halés, donnaient l’impression, au loin, qu’ils allaient pouvoir lui permettre de s’envoler. Loin.

Sous son œil, si elle s’était approchée, elle aurait pu voir quelques marques fissurées qui commençaient à s’incruster, inlassablement, sur son visage. La cigarette posée sur les lèvres, il regarde se consumer le papier, les filaments rouges se transformant, dans sa tête, en volutes blanches maîtrisées. Une autre façon de concevoir le cercle de la vie. Il sent. Au sens propre comme figuré. Son t-shirt est imprégné de sueur. Les baskets sont toujours là, à demi ramassées, jetées, loin. Toujours loin. Elles l’épient. Son torse, dans un mouvement lent de va et vient, se gonfle, autant d’orgueil d’avoir explosé ses foulées que de chercher à calmer la petite douleur qui l’étreint chaque matin, et se dégonfle, laissant ses pensées les plus sombres s’évaporer au rythme des fumées qui s’échappent de sa bouche en feu.

La baie ouverte donnant sur le salon laisse échapper les notes de « A Small Measure of Peace », le temps ne s’écoule plus. Il regarde. Devant lui, sans plus bouger. Juste ce mouvement. Il regarde. Tout est figé. Aérien. 5 minutes 11 secondes. il écoute. Les frissons qui s’invitent et parcourent son corps résonnent comme un vieux réflexe pavlovien. Les notes se déploient, 2 minutes et 48 secondes où chaque minuscule parcelle de son âme s’imprègne dans son corps, où les rêves les plus doux accompagnent l’absence, où 168 secondes permettent de se détacher et d’aller fouiller et remuer la pureté crasse qui s’enlise dans le quotidien des tâches.

Dehors, au-delà de leur maison, quelques piquets de grèves essaiment dans le pays. Voire dans le monde. Un peu les mêmes mouvements que dans les livres de cet auteur français du 19e siècle, Zola. Ou que ceux de la Grande Dépression dans les années 1930 suite au krach boursier. Ou encore les mouvements ouvriers des mineurs en 1984 et 1985 sous la ministre britannique Margaret Thatcher. Ou plus récemment, les mouvements européens de 2022 et 2023, terminés dans le chaos d’élections qui ont mis au pouvoir des  gouvernements d’extrême droite dans la plupart des pays européens, voire mondiaux. La (ou le) fureur. La Terre, les femmes et les hommes se meurent, depuis 21 siècle et plus encore, dans le tourbillon de leur répétition. L’évolution.

Détaché, il retire son T-shirt, va chercher ses baskets, jette les restes de la cigarette dans le cendrier népalais que des ami.es bien intentionnés lui ont offert un soir d’été, un peu éméchés. « Beginning and Ending ». Il ne sourit pas. Pourtant. En passant devant la chambre, il s’arrête. Elle dort. Son ventre rond l’oblige à se mettre sur le côté. Elle n’a pas esquissé un seul mouvement. La beauté de ses traits, la grâce de ce corps qui semble muter, se transformer, le laisse chaque jour davantage sans voix, permettant de s’éveiller et de s’en aller. Loin. Lissandro l’observe. Ce mouvement lent, il l’écoute. Il n’entend plus que cela, le léger brassage cristallin de l’air qui s’échappe et qui happe. Il s’adapte. Le temps de se l’approprier. Ses yeux sourient, et dans le fond du plus profond de son être, quelques mots lui échappent : « C’est donc cela la vie…. Respirer » …

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des âmes… chaque seconde… respirer… }

30 octobre

Un léger vent faisait frissonner les feuilles des arbres avoisinants. Le soleil, par vague successive, imprégnait les ombres qui se formaient sur le chemin qui menait à l’église St Mary à Kovalam. Les odeurs d’huiles et de graisses saturées empestaient. Les pakoras, les jalebis et les bhajis s’amoncelaient sur les stands du marché. La chemise déjà trempée en partie,  alors qu’il approchait tout juste 9h, emplissait sa tête de souvenirs lourds. Dimitri s’assit au premier rang. Seul, il n’avait pour compagnon que les quelques oiseaux qui étaient entrés dans l’édifice pour se protéger de la chaleur. 

Entouré de couleurs blafardes, le regard criant, il prit le temps de respirer.  Il observe la croix. Attaché, clouté, Jésus lui rend son regard. Les yeux dans les yeux. La même douceur d’un côté comme de l’autre. La même tension intérieure aussi. D’un côté, trahi par les hommes et condamné à mourir par son Père, tout Dieu qu’il est. Pour s’étendre, il faut sacrifier. Au plus doux. Au plus juste. Au plus aimant. De l’autre, le silence de ces années. Condamné à terrer. Au point d’oublier littéralement sa jeunesse. Des années envolées, parties en fumée. Juste, un jour de séance, se déchirer. Trahi par… ne pas nommer. Jamais. Il faut se sacrifier. Au plus doux. Au plus juste. Il est des équilibres. Des dieux. Ceux que chaque famille se construit. Cette maison. Cette chambre. Sentir, collé contre soi, sans pudeur, le corps nu. Est-ce cela aimer ? A 5 ans ou 6 ans, on n’enfonce pas des clous pour vous briser. 

Ils se regardent. Une porte s’ouvre. Quelques touristes entrent. Il reconnait les jeunes mariés rencontrés il y a deux jours sur la plage. Un signe. Quelques sourires. Il ferme les yeux. Il se rappelle ce jour où d’une traite il a tout sorti à sa psy, plus surpris qu’elle de ce qu’il déposait,  ou plutôt dégueulait… Il se souvient de chaque sensation. Sa veine se gonfler. Les yeux remplis de larmes qui ne coulent pas. Puis qui se déversent. Sa colère contre ce silence. Contre ce dieu. Celui fait homme. Il n’avait jamais vraiment pris attention. Pourtant. Quand vous n’avez quasi plus aucun souvenir de pans entier de votre vie, que vous partagez par procuration des histoires racontées, presque autour du feu. Le sourire obligé pour faire croire que… 

Elle est entrée en même temps que ce jeune couple avec qui ils ont discuté longuement l’autre soir. Elle savait qu’il serait ici. Dans son sac, elle a emporté une autre chemise. Quelques biscuits aussi. Un peu de thé. Elle avait hésité ce matin en s’habillant entre un sari à dominante rouge ou vert. Elle a finalement choisi un bleu. Comme celui de ses yeux. Ils doivent aller cet après-midi à une conférence. Elle présente les résultats de ses réflexions sur l’accompagnement des jeunes enfants dans les bidonvilles. Hier soir, il n’a pas arrêté de parler  du récit de ce jeune garçon violé pendant des années dans l’orphelinat sensé le protéger. Véhément, elle a eu peur qu’il ne reparte dans une crise de démence. 5 secondes. Le temps qu’il pose ses yeux sur elle et lui dise d’une traite. Son combat intérieur. Son silence. Comment arriver à vivre encore. Sa culpabilité. Sa conviction que certaines de ses merdes sont liées à cela. Et l’idée aussi assez destructrice parfois que même ce qui est beau en lui a pu se construire là-dessus.

Sa main se pose sur la sienne. Elles se serrent. Elle regarde ses bras. Chaque mot posé prend plus de sens encore aujourd’hui. Il la regarde. Jette un œil à ce jeune homme de 33 ans, la barbe hirsute, couronne d’épines sur la tête. Lui sourit. Lui aussi, du moins il aime le croire. Le temps d’entendre quelques enfants jouer dehors, lambeaux défaits. Les klaxons reprennent le dessus. Ils étaient toujours là. Il retire sa chemise. Un homme le hèle. Il regarde le fils de Dieu, le torse nu, les gouttes de sang éparpillées. Il enfile la chemise bleue qu’Anjali lui a apporté. Il l’embrasse. Surprise, elle rougit. Sa main serre encore plus fort la sienne. Ses longs cheveux noirs se déposent doucement sur son épaule. Il ose un deuxième baiser sur son front. Au fond de son cœur, il récite ses paroles : « pardonne leur… »

Le soleil de plomb tentait, en vain, de laisser les âmes s’embourber dans les corps meurtris par la chaleur. 

Au loin, en Europe, ou ailleurs, dans une rue perdue d’un village ou d’une ville, un enfant monte dans la chambre. Il fait noir. Il ne respire plus. Seul son souffle régulier, fétide, humide, bestial s’entend dans la maisonnée. Dehors, quelques vélos passent. Un barbecue s’est mis en route. Deux ou trois verres. Le silence… 

Ce soir-là, Dimitri et Anjali ne se sont pas endormis. Enlacés, ils n’ont pas fait l’amour. Ils se sont juste aimés… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des âmes… chaque seconde… il y a parfois des éternités}

16 octobre

Courir. La pluie fine qui pénètre les vêtements se confond à l’odeur âcre de la sueur qui imprègne les tissus des tenues. Les nuages épars provoqués par la condensation des corps qui, dans un ensemble chaotique, s’ébrouent à marteler ce bitume gris, confèrent à la scène des allures d’un film post apocalyptique. Il respire. Son regard est attiré par un couple qui le dépasse. Le rythme cohérent et souple de leurs foulées, la douceur de l’un et les yeux rieurs de l’autre. Sa main posée, quelques secondes, sur la peau grasse et sale de son amoureux. Ses pieds, il regarde ses pieds. Chaque pas qui est assumé. Il respire pour avancer. Son corps n’exulte pas. Une dame s’approche, cela fait quelques centaines de mètres qu’il sent, dans son dos, qu’un autre va le dépasser. 100 mètres. 50 maintenant. Quelques foulées encore. Elle le regarde, il lui sourit. « On ne sait pas pourquoi on fait cela, mais encore 10KM, les 32 kilomètres d’échauffement sont passés ». Il rit, lui dit « Bon courage. Vous êtes encore bien là. Merci.. ». Elle le salue. Il sait pourquoi il est là. Comme chaque personne qui frappe de manière continue les trottoirs et les chemins de cette escapade dominicale.

Il pense à sa neurologue. Le dernier rendez-vous, le traitement enfin trouvé. Le calme relatif après la tempête. Le calme. Elle est un peu spéciale sa neurologue. A côté des médicaments obligatoires, avalés pour contrer les poussées, son approche se concentre sur les alternatives, l’alimentation, la méditation, la thérapie psychologique, le sport, les étirements. Un peu comme si la maladie, ce n’était qu’un prétexte pour simplement avoir l’opportunité de se connaître, ou d’oser aller profondément, sans tabou, au plus loin de soi. Comme si… Il respire. Encore 6 kilomètres. Ses muscles se raidissent. Une légère douleur, lancinante, s’invite dans son mollet droit. Juste une pointe, comme si quelqu’un passait un léger chalumeau sur les tissus endoloris par la fréquence régulière du martèlement depuis maintenant presque 3h30. 

« Chaque seconde compte, vous savez. » lui a-t-elle dit après son contrôle neurologique. Ces questions, ces tests, toujours quasiment les mêmes. Répéter les mots. Se concentrer sur les phrases qui ont été dites. Se concentrer. Un mot, et devoir produire une suite de mots. Le noir. Toujours le noir. Essayer de trouver dans ce putain de cerveau les connections. Ce n’est pas que physique, c’est mental. Terriblement. « Chaque seconde compte, et encore plus quand vous avez une maladie auto-immune avec atteinte neurodégénérative. Elles sont précieuses. Et vous avez de quoi faire du beau ». Ces mots résonnent. Elle est particulière mais elle le tient en vie. Sans elle, et eux, il ne serait plus là. Chaque seconde s’écoule plus vite que pour les autres depuis qu’il sait ce que son corps habite.  Il regarde autour de lui. Il hume l’air frais au-dessus des quelques têtes et corps qui se regroupent pour terminer, ensemble, ce défi individuel qui s’harmonise dans un sourire collectif. Son voisin court peut être pour se prouver qu’il n’est pas encore un vieillard. Les foulées rapides et denses des deux jeunes femmes ont peut-être pour but de s’aimer et d’avoir partagé, dans un exercice peu commun, une forme de solidarité amoureuse. Ils commencent à entendre le speaker de l’arrivée. Max Richter résonne dans son casque. « Mercy ».  Qui écoute Max Richter pour courir un marathon. Il s’éveille. Il n’y a plus vraiment de réalité concrète. Il est là, sans l’être. « Chaque seconde compte, vous savez. ». Il sait. Il les a dégeulées ces secondes. Il les haït. Il s’est détesté d’être cet homme-là, parce qu’on ne demande pas cela. Personne. Il sourit. Les yeux fatigués..

« Mattéo ». Il tourne la tête. La pluie fine s’est invitée tout le parcours. Ses vêtements noirs ne font plus qu’un avec lui, les gouttes, la sueur. Il ne sait pas s’il est encore un corps, un esprit. Olafur Arnalds. « 21.05 ». C’est parfait pour allonger encore une dernière fois sa foulée. La ligne d’arrivée. Il voit un espace vert. Il se couche, non sans avoir remercié les bénévoles à l’arrivée. Il boit. Il pleure. Tout. Il déverse. Son corps se délie. Il respire. Ferme les yeux. Pose les paumes de ses mains sur l’herbe. Il s’imprègne de la Terre. Les battements de son cœur se raréfie. 45. 40. Il fait un. Il s’éveille. Il sent sa main. Sa tête qui vient se déposer dans le creux de son épaule. Un baiser sur sa joue. Ses lèvres qui se posent sur sa peau. Les pores dilatés. Le goût du sel. « On fait un bébé ce soir, mon Amour… ». Les secondes…

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des âmes… chaque seconde }

01 octobre

La pluie continuait à tomber. Drue. Les yeux rivés vers le plafond, Lissandro écoutait avec attention les moindres bruits venant du dehors. La fenêtre, ouverte, permettait à la maison de respirer. Doucement, Lissandro prenait soin de s’imprégner de la lenteur du moment. Dehors, quelques limaces arpentaient les chemins de terre qui menaient à leur maison, esseulée dans un quartier abandonné depuis quelques années.

Au loin, il entendait les bruits des sirènes. Les yeux ouverts. Doucement, il pose sa main sur son ventre. Manon esquisse un mouvement. Elle dort. Elle n’aime pas les périodes des pluies. 

Sa famille. Sa loyauté. Ce sentiment de passer à côté. Sans jamais le dire. Être là, pour les uns et les autres. Pour s’enfuir. Lentement. S’occuper des autres. Les yeux rivés sur le plafond, il écoute l’extérieur. Les sirènes. Sa respiration est de plus en plus lente. Sans un mouvement, il s’extirpe. Se regarde. Il sait que sa mère pense qu’il est lisse. Être là, tout le temps, sans un mot plus haut que l’autre. C’est être absent. Il aurait voulu partir avec son père. Il n’a jamais aimé la lâcheté. Les pieds dans la glaise, il faut rester. Combattre. Sa respiration n’est plus qu’un léger bruissement pas plus lourd que le corps diaphane de l’esprit saint cher à sa belle-mère.

La pluie continue de tomber. Sèche. Manon lui a tourné le dos. Les yeux rivés sur la fenêtre, elle écoute sa respiration. Elle sait qu’il n’est pas là. Il est parti. Quand ils ont commencé à se voir, il ne voulait jamais qu’ils dorment ensemble. Soit il partait dès qu’elle s’endormait. Soit il enfilait une tenue de running et il allait courir. Sa respiration. Elle écoute le bruit des sirènes. Les corps meurtris qui tombent. Elle pense à Matteo. Cette famille, ce clan, ces rôles que chacun joue, sans jamais abattre complètement ses cartes. Un atout dans la manche. Elle a toujours aimé cette famille. Tellement vraie dans son théâtre. Elle entend qu’il s’extirpe. Il regarde. Il doit être à la fenêtre. Comme chaque nuit. Elle se retourne, pose sa main sur la sienne. Il respire. Elle seule le sait. 

Sans un bruit, il le regarde. Assis dans le sable, son père discute avec une femme, belle, élégante, qui lui sourit. Elle l’aime. Sans doute que lui aussi. A sa manière. En pensant à elle. Il respire, se déplace lentement vers eux. Sans un bruit, il s’assied à côté d’eux. Il les observe. Son père parle de Matteo. De Laura. D’Alicia. D’Emma. Il respire doucement. 

Manon se lève. Dans quelques minutes, il sera de retour. L’aube pointe le bout de son nez. Quelques oiseaux ont commencé à chanter. La pluie continue à tomber. Lente. Les sirènes ont arrêté d’hurler. Les rues seront propres. Alicia et Romain ont envoyé un message. Ils viendront manger ce soir. Elle va proposer que Matteo et Sandra viennent, ainsi que Lilian et Laura. Il est temps de jouer.  Se disputer. De parler. De vider son sac. Le tonneau des Danaïdes. C’est toujours ici que cela se passe. Les chemins de terre, cela rend les gens avides d’authenticité. La pièce sera belle. Comme toujours. Les gens « lisses » ont cela de passionnant qu’ils sont indispensables aux « fulgurants », aux « dominants », aux « gueulants ». Il respire, de plus en plus profondément. 

Il ferme les yeux. Souffle. Il se lève. Il marche vers Manon. Elle lui sourit. Ce soir, chacun reprendra son rôle. 

Il la prend dans ses bras. Elle l’étreint et l’invite à s’aimer. Doucement, elle vient poser ses lèvres près de son oreille. Elle chuchote quelques mots. Il la regarde et sourit. Elle l’enserre. Dehors, quelques chiens aboient. Des pneus crissent. Quelques volutes de fumées s’échappent de cigarettes à peine entamées dans des bouches qui ont donné toute la nuit la pleine mesure des âmes en peine de ce monde agonisant. Demain, elle viendra avec lui. Elle a toujours aimé le sable chaud des plages indiennes. Il gémit.

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des âmes…profondément… au plus profond de vos rêves… un jour… promis }

18 Septembre

Une pluie dense et sombre s’était invitée au détour d’un nuage plus épais. Noir, il avait déversé son chagrin. Les pas s’étaient accélérés pour les uns, surpris par la violence de la pluie. D’autres s’étaient arrêtés, goûtant à l’ivresse de sentir leur peau mouillée au contact de cette eau perlant et finalement s’imprégnant dans leur chair. Les couleurs automnales, voire spectrales, laissaient l’hypothèse que le temps des « moussons » européennes étaient arrivées, moins brutales qu’en Asie, elles avaient le don de rappeler que les hommes n’avaient été qu’eux-mêmes tout au long des siècles. Il est souvent trop tard dans l’histoire.

Attablés devant la baie vitrée d’un café,  Alicia observait, silencieuse, ce ballet de corps désarticulés par ces quelques souffles du temps. Romain parlait depuis quelques minutes déjà de son projet de livre sur « la décroissance croissante d’une société post détemporalisée ». Elle avait toujours aimé des sociologues. Dimitri. Maintenant Romain. Elle ne savait parfois plus trop bien si Romain avait été là pour qu’elle oublie Dimitri ou si Dimitri n’avait finalement été qu’une étape vers Romain. Elle savait juste qu’elle pouvait vivre sans l’un et l’autre, même si elles les aimaient profondément tous les deux. Elle s’en foutait un peu de la décroissance à cet instant. Son attention était ailleurs. Tout en tournant la cuillère dans son café, tapotant machinalement avec sa main sur sa cuisse, elle repassait en boucle dans sa tête son arrivée, exténuée, haletante, son vélo jeté contre la façade, ses poings qui tapent sur la porte. Un pas. Une voix douce. Elle. Toujours aussi belle. Emma. Son sourire toujours aussi désarmant. Son envie furieuse de lui mettre son poing dans sa gueule. Comme avant. Quand Dimitri est parti. Quand il s’est détruit ensuite. Quand il a changé finalement. Et cette impossibilité de le faire. A cause d’elle. De sa façon si personnelle de voir la vie. Qui vous assaille. 

« Matteo, je dois contacter Dimitri ». Emma la regarde, sans surprise. « Je me demandais quand tu viendrais. J’espérais que ce serait pour qu’on puisse enfin s’expliquer maintenant qu’il est loin. Entre. Mon mari n’est pas là. » 

Elle regarde Romain. Elle a envie de lui. Juste pour essayer d’oublier. Pour sentir ses mains sur son corps. S’abandonner. Oublier son fils qui voit son corps se décomposer. Oublier sa fille qui veut tout contrôler, tout comprendre, tout protéger. Oublier Lissandro et Manon, trop jeunes ou trop vieux, trop… Oublier Dimitri et son égoïsme, son altruisme, son chemin… Oublier Emma… Dehors la pluie a redoublé d’intensité. On voit apparaître les premiers signes de débordement. Les bassins d’évacuation vont bientôt être ouverts. La première sirène retentit. Les dernières âmes solitaires s’engouffrent dans leurs maisons, ou les cafés avoisinants. Les déversoirs sont ouverts. Les rues sont propres depuis les « moussons ». Les disparitions.

« Je ne sais pas où il est Alicia. Tu le connais. C’est vrai que nous nous sommes revus. Nous ne nous étions jamais quittés. Nous nous sommes dits au revoir. Je le retrouverai. Ailleurs.  Mais je n’ai rien demandé. Et il ne m’a rien dit. Juste qu’il partait. Que nous étions tous bien. Toi. Les enfants. Moi. Il voulait juste prendre le temps maintenant d’aller vers d’autres chemins, avant… tu sais… ».  Alicia avait écouté. Hébétée. Certaine qu’elle savait. Au son de sa voix, elle avait compris qu’Emma disait la vérité. Son regard. Sa douceur. A cet instant, elle s’était mise à pleurer, déverser ces années. Comprendre leur amour aussi. Cet abandon l’un envers l’autre. 

La pluie ne cessait de dévaler vers les avaloirs grands ouverts des cités. Bruxelles. Paris. Berlin. La même scène étrange d’un monde post apocalyptique. Le même et tellement différent. Romain avait pris la main d’Alicia. A l’intérieur des espaces collectifs, privés ou publics, ce qu’on appelait maintenant « Les surprises des moussons » s’ébranlaient dans un joyeux et étranges ballets de solidarité et d’enjeux commerciaux. Créer de nouveaux besoins ou de nouvelles dépenses.  « On mange un bout. J’ai réservé une des chambres de leurs espaces hôtels. C’est dans le bâtiment d’à côté ».  Alicia n’est plus avec lui depuis longtemps maintenant. Elle l’imagine quelque part, assis, occupé à fixer l’horizon, respirer, humer les odeurs d’amour qui peuvent encore se nicher au cœur des espaces qui nous entourent. Il doit savoir. « Oui. C’est très bien. J’appellerai Lissandro demain. Il m’a dit que Manon était fatiguée… ». 

Dans le brouhaha de l’eau qui se fracasse dans les dévidoirs, et le torrent qui emporte tout sur son passage, on pouvait parfois entendre la chute de corps meurtris par la vie. Les disparitions. 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des âmes…profondément… au plus profond de vos rêves… }

04 Septembre

Sandra, posée devant la vitre, regarde Matteo, concentré, les dents serrées, les mains sur les barres, il avance. Un pas devant l’autre. Elle remet une mèche de cheveux. Elle lui sourit. Ses yeux parlent. Encore un pas. Le kiné l’encourage. Elle n’entend pas bien. Elle devine les mots : « Allez Matteo. Encore un, plie la jambe… écoute ton corps… ». Elle le regarde. Elle revoit la scène. Tout y passe. Le traitement qui avait commencé. Les mots apaisés de la neurologue. La confiance qu’ils avaient tous les deux qu’en appliquant à la lettre les recommandations, en respectant une certaine hygiène de vie, la SEP serait là, sans y être. Elle revoit sa peur. Elle entend ses mots. « J’ai mal Sandra… Je ne sais plus bouger mes jambes… »…

5 jours plus tard, il est là. Comme hier. Il transpire. Il respire. Il serre les dents. Un pas derrière l’autre. Et toujours le kiné qui l’encourage, qui le rassure, qui lui demande plus et encore plus. « Pour récupérer », comme on dit… Pourcent par pourcent. Elle revoit son premier jour. La perfusion de cortisone, entouré d’autres, qui pour une perte de vue, la fameuse névrite optique de la SEP, qui pour un traitement contre le cancer, qui pour… des hommes et des femmes, des vieux et des jeunes. Tous là à espérer, à pleurer, à sourire, à se battre ou se débattre. A se rencontrer dans leurs douleurs et leurs peurs. Matteo. Son silence les premiers jours, juste ses yeux, son regard, ses larmes qui coulaient de temps en temps. Son regard quand, après la deuxième nuit de traitement, au moment où ils allaient démarrer pour se rendre à l’hôpital, il lui a tendu sa main, avec cette lettre : « Lis la quand je serai  occupé avec ma perfusion, à la cafétaria. Tu sais…  Je t’aime Sandra… ». Elle avait souri, interloquée mais elle lui avait posé un baiser sur les lèvres, et lui avait susurré « moi aussi, beau gosse »… ses yeux…

A peine l’avait-elle laissé, qu’elle avait été se poser à la cafétaria de l’Hôpital, pris un café, et une de leur petite pâtisserie qui lui faisait de l’œil depuis deux jours. Elle avait croisé la même jeune femme que les jours précédents. Un léger hochement de tête. Comme si le fait de venir chaque jour créait un sentiment de communauté. Installée, elle avait posé ses écouteurs dans les oreilles. Une playlist de vieux morceaux, de ceux que Matteo écoute à longueur de journée. « (un) Ravel » de Biolay. Elle avait déchiré l’enveloppe. Le café était brûlant. Au fil des mots, elle l’avait vu écrire, sa calligraphie si menue, si douce, si sèche. Elle avait retenu ses larmes. Elle n’avait jamais aimé pleurer en public, même au cinéma. Comment résister quand l’homme que vous aimez vous dit que vous pouvez partir, que vous devez même, que la vie sera celle-là sans doute… peut-être… en fait on ne sait pas, et que c’est cela qui va les tuer. Ne pas savoir… Quand une crise arrivera vraiment. Avec quel impact. Quelle douleur. Quelle récupération. Surtout quelle récupération… « Tu as toute ta vie devant toi… ». Ces mots posés au bas de sa lettre terminait sa prose. Sans autre issue. Après avoir replié la lettre et l’avoir rangée dans son sac, entre le roman de Pete Fromm « mon désir le plus ardent », qui aborde justement la vie d’un couple frappé par la SEP, que sa mère lui a conseillé, et son carnet à l’ancienne pour noter ses pensées, elle avait remis sa mèche de cheveux, elle s’était levée, avait souri à cette inconnue devenue familière, rassurante, et était repartie chercher Matteo. 

Elle pensait à tout cela en le regardant de l’autre côté de la vitre. Et lui aussi. Elle le savait. Ses yeux. Elle repensait au silence qui avait présidé à leur retour ce jour-là. Ni lui ni elle n’avaient entamé de conversation. Lui n’osait pas la regarder et lui demander. Elle n’arrivait pas à sortir ce qu’elle voulait lui dire. En arrivant chez eux, dans cet appartement qu’ils avaient choisi ensemble, et il existe peut-être un Dieu quelque part ou des esprits bienveillant finalement, qui était de plein pied, en rez-de-chaussée, elle était d’abord partie prendre une douche. Matteo avait réussi à se déplacer de sa chaise roulante au canapé, dans lequel il s’était couché. Il avait fermé les yeux. Lévon Minassian et Armand Amar envahissaient doucement l’espace de leur salon. Le son de ses compositions traditionnelles arméniennes emportaient les sens dans un autre monde, quelque part. Sans un bruit, Sandra s’était couchée à côté de Matteo, lui avait caressé le visage, et avec délicatesse, s’était approchée de son oreille, le temps de déposer un baiser sur sa joue, et de lui dire, comme un moment suspendu, sur un fil tendu : « Demain n’existe pas… »

Il la regarde en arrivant au bout de son calvaire. Il lui sourit. Son tshirt trempé, il frappe sur ses cuisses, l’une après l’autre. Il la regarde à nouveau de l’autre côté de la vitre. Et elle aussi. Il sait qu’elle pense aux derniers jours. Ses yeux. Il se retourne. Pose un regard vers le kiné. « On y retourne, non ? ». Un éclat de rire. D’un côté comme de l’autre de la vitre. Un rayon de soleil. 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même quand plus rien ne semble possible… }

21 août

Il dépose le son de sa voix, doucement. Tout s’éteint. Il baille. Le temps de ce film lui a fait du bien. Elle le suit du regard. Ses mains, et autour de son poignet les quelques bracelets qui lui donnent une forme de pudeur du corps. Les muscles saillants, il vient se coucher contre elle. « Je ne savais pas que regarder « Amélie Poulain » te donnerait cette vigueur plutôt matinale, mon amour… si j’avais su, nous l’aurions regardé plus souvent au cours des derniers jours ». Elle rigole. Il sourit. « Dis-moi, en parlant du film, les carnets, tu les as lus en fait ? ». Laura ne répond pas. Elle aurait pu s’attendre à cette remarque s’ils avaient regardé « Sur le route de Madison », comme les enfants découvrent la relation et l’amour profond, intense et lumineux que leur mère a connu le temps de quelques jours. « Sigur Ros », dit-elle pour seule réponse. Un son s’élève. La surbrillance sonore de ces mots sans sens s’imprègne dans leurs oreilles. Il sourit. Exaspéré. Tellement elle, en somme. 

« Ce sera ta réponse ? tu n’es pas obligée de lui ressembler, tu sais. Tout ne se résout pas dans des références musicales, des scènes de films ou la recherche de la paix. On peut parler, s’expliquer. Peut-être que ce sera dur parfois, mais toujours s’élever, c’est aussi se cacher. Nous sommes encore des êtres humains, avant d’être uniquement des âmes. Il le savait trop bien. Contrairement à lui, tu as encore le temps de ne pas t’enfoncer là-dedans. Et pas uniquement au boulot… les enfants sont là… et moi aussi, tu sais… ». Sigur Ros égrène « Ara Batur»… « Augmente le volume».. la voix s’enfonce dans des hauteurs inaccessibles… Lilian serre les dents. Elle lui prend la main. Enfonce ses ongles dans sa paume. Il ne voit pas ses larmes, qui dessinent sur ses joues des lignes noires, saccadées, déstructurées. 

« Je les ai tous lus. Chaque mot, Lilian. Bien avant que tu trouves cette boite. Qu’est-ce que tu crois ? C’est mon père, Lilian. La personne avec qui je partageais le plus de choses. Chez qui j’allais me ressourcer quand tout me faisait chier. Toi. Les enfants. La vie…. Il comprenait tout cela. Il me parlait. Pas toujours avec complaisance. Ces mots étaient parfois difficiles. Mais toujours avec douceur. Tu comprends. Je ne me sentais pas moche, même quand je faisais n’importe quoi… alors, je les ai lus bien avant vous. Parce qu’il me les a montrés. Un jour où je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’il faisait là, seul alors qu’à mes yeux, il était encore si beau. Que je ne comprenais pas la tristesse joyeuse qu’il avait dans les yeux. ET qu’il me faisait chier à toujours être là pour les autres… et tu sais ce qu’il a dit… « c’est moi que je protège, Laura. C’est plus égoïste que tu ne le penses. C’est la seule façon pour moi d’être là, présent. C’est un chemin, que j’ai choisi. C’est mon choix. Je suis en paix avec cela. Du moins, je veux le croire. ». Il est parti de la pièce. Il en est revenu avec cette boîte, remplies de ces carnets. Il m’a dit : « Lis-les. Tu comprendras ce que je fais. Pourquoi je le fais. A qui je pense quand je médite. Profondément. Tu comprendras aussi pourquoi il y a ce fil… et tout l’amour qui m’habite… après cela, soit tu me prendras pour plus fou que je ne suis, ou tu comprendras que j’ai choisi un chemin parce que la vie m’a offert un cadeau, celui d’aimer, au-delà de ce que beaucoup peuvent espérer dans une vie. C’est un drôle de cadeau, que je n’ai pas toujours compris, qui m’a parfois fait plier, qui m’a submergé. Au final, il m’a permis d’emprunter des chemins que je n’aurais pas exploré, à propos de moi. Tu vois, c’est égoïste, Laura… purement égoïste… »

« Ara Batur » s’éloigne. Les derniers sons. Posés. Une charge. Brutale et douce. Il pose ses mains sur ses hanches. Il ne sait plus s’ils transpirent sur leur canapé, leurs corps étant collés depuis quelques minutes, ou si ce sont les larmes qui coulent sur ses joues qui inondent les tissus posés délicatement sur leurs peaux. Deux yeux les scrutent. « Papa, il y a un drôle de bruit dans ma chambre. On dirait un cri… »… Elle se lève. Prends sa main. « Ce n’est rien mon cœur… juste la musique de Papa et Maman… ». 

Il fait noir. Deux ou trois chats observent un renard crever le sac poubelle en face d’eux. Opposés au ciel, ils ne peuvent voir une étoile filante dessiner un trait évanescent. 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même au plus profond de vos rêves… de qui vous êtes…  au jour le jour, des mois qui passent…}

14 août

Sous une chaleur supportable, balayée par un vent chaud puissant et enveloppant, Dimitri regardait Anjali au loin, occupée à tisser un sari rouge, bordé de dorures. Il revenait d’un jogging, comme il en faisait tous les deux jours depuis leur retour de Delhi. « Soleil Soleil » dans les oreilles. Le médecin qui s’était occupé de lui, en concertation avec son neurologue en Belgique, avait décidé de le garder deux semaines en observation, d’effectuer un traitement plus contraignant et de lui soumettre un régime d’activités plus spartiate, voir monacal. Il connaissait ce régime. Il l’avait porté intérieurement avant de venir ici, avant de lâcher peu à peu prise, pensant partir plus vite en arrêtant traitements et autres voies physiques et spirituelles. 

Rappelé à la raison, et accompagné par Anjali, il avait écouté avec attention. Il lui restait du temps à vivre, contrairement à ce qu’il pensait ou voulait penser. L’issue était inéluctable, en effet. « Comme nous toutes et tous. Mais nous ne pouvons pas dire quand, et ils nous arrivent de nous tromper. La vie, vous savez… » lui avait dit le médecin, dans un sourire amical. Anjali lui avait pris la main, il avait senti son amour. Pas de ceux qui vous collent peau contre peau. Simplement l’amour. Il avait alors décidé de suivre à nouveau les principes conducteurs d’un allongement de vie. Il ne savait pas trop pourquoi. Peut-être le frémissement et la respiration au moment d’accepter. Toutes les 3 semaines, il devait se rendre au centre hospitalier et évaluer l’état d’avancement dans ce cadre. Vivre. Respirer. Ressentir. Il avait occulté ces 3 mots. Seule Anjali l’avait maintenu. Et peut-être ce chemin vers la Métanoïa et le Samadhi. Les mots « miracle » ou « démoniaque » commençaient à se faufiler doucement dans les regards troublés des personnes qui l’entouraient, ou le connaissaient furtivement comme l’ «étranger d’Anjali ».

En rentrant, il avait rangé ce qui était devenu un taudis. Anjali était venue habiter avec lui. Définitivement. Ses journées se résumaient à méditer, prier, aller courir ou marcher, aider Anjali. Il s’était remis à écrire. Une sorte de roman initiatique, qu’il jugeait durement, tout en confiant à Anjali que rien ne lui faisait plus de bien que ces mots-là. Anjali était d’une beauté douce. Il ne comprenait pas ce qu’elle faisait avec lui. Ils en parlaient souvent. « Tu es un drôle de personnage, Dimitri. Rien que pour tes yeux et ton sourire au matin, quand tu me tends ce chai, que tu ne sais pas faire, cette douceur, que demander de plus dans ce monde, à part un baiser de temps en temps et l’idée, peut être folle, que tu m’étreignes un jour ou un soir, quand tu comprendras… ». A ces mots, surprenant à ses yeux, il n’avait répondu que par un sourire, une main qui se dépose délicatement sur son bras et il s’était dérobé en prétextant qu’il devait aller courir, « comme je dois le faire ». 

Il avait emmené Anjali chaque soir de match. Le gérant de l’hôtel le plus chic de Kovalam était devenu, au fil des mois, une connaissance proche. Chercher l’authenticité nous amène parfois à la trouver dans ce qui s’ancre dans nos préjugés ridicules. Anjali avait ri quand ce joueur belge avait marqué. Dimitri s’était jeté, nu, dans la piscine de l’hôtel. « Putain… les enfants doivent faire une de ses fêtes à Bruxelles »… Le lendemain, à la pensée de ses enfants, de ses ami.es, d’elle… il se demandait comment ils s’en sortaient toutes et tous. Il n’avait aucune crainte. Juste un frisson, qui parcourt subrepticement son échine. Matteo… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même quand plus rien ne semble possible… }

31 juillet

Un instant, les bruits avoisinant se sont estompés, ou effacés. Juste un bourdonnement. Pendant que sa voisine enfile certainement son jeans, après une nuit encore tumultueuse et amoureuse avec son ami du moment, Jean, qui habite deux maisons plus loin, doit déjà être occupé dans son jardin, autant à ramasser les mauvaises herbes qu’à observer « les allers et venues dans son quartier », comme il aime le dire. Sur le trottoir, à l’orée du bois qui se trouve à quelques mètres de là, les premiers joggeurs entrent probablement en piste, habités par l’idée que ces sueurs matinales élimineront les odeurs suaves de l’alcool de la veille, ou que les pas martelés sur les chemins de la forêt aideront à s’évader d’un quotidien parfois trop lourd à porter. 

Après quelques minutes, Alicia reprend ses esprits. Les pores de sa peau encore dilatés, les mouvements rapides de sa poitrine reprennent doucement un rythme plus respirable. La SEP. Son bébé. Un spasme la reprend. Indicible. Violent. Un deuxième. Elle essaie d’esquiver. La charge est brutale. Les flots sont trop nombreux. Une première larme coule, suivie d’une autre, et encore, encore, encore. Elle crie. Prend le premier objet qu’elle a sous la main. Le jette. Il se fracasse contre le sol. Elles coulent. Remplies de désespoir. De rage surtout. Son enfant. Elle se lève. Respire. Son t-shirt trempé, elle frotte ses yeux. « Respire », se dit-elle. 

Dehors, sous les rayons de soleil cachés par la grandeur des arbres, un homme marche en tenant la main de sa fille. 6 ans. Elle lui pose des questions. Il répond. Gentiment. Un sourire posé sur son visage, il l’imagine plus tard, découvrant des pays qu’il n’a jamais connu, esquissant des aventures plus belles et plus douces les unes que les autres. Ce que les parents font parfois en observant leur enfant.

Alicia reprend une tasse de café. Instinctivement, de manière très humaine, elle est allée voir ce que c’est. Les types, les phases, les traitements, les pertes, les reprises. Tellement de cas, tellement d’histoires. Elle passe de l’espoir d’une vie normale au décès de Mattéo, en quelques lignes. De courir le marathon à être incapable de déglutir ou de parler. De traitements aux noms obscurs aux thérapies complémentaires plus douces. Rien à quoi se raccrocher. Elle ferme l’écran, remet sa mèche de cheveux derrière son oreille. Regarde au loin. Vidée. Les pensées s’obstinent à revenir, plus confuses et moches les unes que les autres. Elle se lève, un souffle de vie. Elle se dirige vers la bibliothèque. Prends un vinyle. Un son chaud, de quoi se réconforter. Elle scrute. Sa main se dirige doucement, sans intention réelle, vers cet album. Thomas Dybdhal, « Fever ». Elle le pose sur la platine. Les premières notes délivrées, elle pense à lui. Regarde quelques photos. Il a toujours été beau Mattéo. Ses cheveux bouclés, son sourire gêné, ses yeux révoltés. Sa douceur. « C’est le petit dernier, votre préféré », comme le disent Laura et Lissandro, taquins. 

Le téléphone sonne. Romain. Elle décroche. « Comment tu vas ? Remise d’hier ? Désolé, j’ai dormi chez Pierre. J’étais trop « loin ». Mais quel putain de goal… T’imagine. Qu’est-ce qu’on a picolé. Attendre mes 55 ans pour vivre cela… ». Elle ne dit rien. Elle sourit, l’imagine exultant avec ses ami.es. Ce moment. Elle bascule. Les larmes se remettent à couler. Elle pense à lui. Elle doit lui dire. Le retrouver et lui dire. Il doit revenir, être là pour Mattéo. 

« Tu es là Alicia ? cela va ? ». Un long silence. « Mattéo a la SEP. Je dois le retrouver Romain. Je dois… ». Elle raccroche. Monte dans sa chambre. Enfile un jeans. Une paire de basket. Elle met quelques affaires dans son sac. En fermant la porte de sa maison, elle voit un groupe de cyclistes qui vont à vive allure sur la route, se souciant fort peu de ce qui se passe autour d’eux. Elle enfourche le sien, le casque visé sur la tête, les lunettes de soleil ajustées. Une seule pensée l’obsède. Elle n’a jamais oublié son nom. Ni son visage. Ni la manière dont il en parlait, comment il l’aimait, comment il l’aime, comment il l’aimera toute sa vie, ici et ailleurs. 145 rue du grand changement. Elle seule sait.

La petite fille tombe, trébuchant sur le sol caillouteux de ce chemin de forêt. Le sang coule, un petit entrefilet, rien de bien conséquent pour ce papa, un drame terrible dans les yeux et la chair d’un enfant de 6 ans. Il lui sourit. Sèche ses larmes. Il l’a prend sur ses épaules.             « Bella, il y en aura d’autres, tu sais. Regarde, là, un écureuil. ». Le petit animal se fige. La petite sourit. Rien, à cet instant, ne peut venir troubler son bonheur. 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même dans l’absence…}

24 juillet

Seule dans son bureau, elle prend le temps de boire son café. Fatiguée, elle essaie de se concentrer. La nuit a été courte. Elle se lève. Elle prend le temps d’attacher ses cheveux, retire ses chaussures. Elle entend au loin quelques sirènes. Elle suppose d’ambulance. Le ciel est bleu, le soleil commence à chauffer. Elle regarde à travers la fenêtre. Elle pense à Lilian qui doit encore être dans le lit, comme à peu près toute la Belgique. Elle revoit la liesse dans les rues. Le cri. Celui d’un seul peuple au moment où De Ketelaere, le joueur de Madrid, au sommet de son art du haut de ses 31 ans, a décidé de placer cette balle dans la lucarne du portier argentin à la 88e minute. Après, les minutes ont été des heures. Elle rigole. Lilian criait partout. Lissandro courrait dans toute la maison. Puis maman. Qui souriait. Belle comme toujours. Ses longs cheveux noirs jais sur une robe d’été qui lui donnait l’air d’avoir à peine 40 ans. Elle s’est approchée d’elle. Pendant que tout le monde débouchait les bouteilles, a pris sa main et lui a juste dit, « j’espère qu’il regarde là où il est, et qu’il se fout à poil, comme il le disait chaque fois ». Elles se sont embrassées. Elles ont souri. Il n’y avait plus un bruit.

Le téléphone sonne. Matteo… elle hésite à décrocher. Elle doit vraiment travailler. Dans 3 mois, elle sera dans le Kerala pour ce projet assez important pour sa boîte. Champion du monde ou pas, la vie n’attend pas. Elle sait qu’il y va aussi, mais entre des étudiant.es en voyage de découverte philosophique et un projet professionnel qui se chiffre en millions d’euros, parfois la famille, cela devient un poids. « Comment tu vas ? tu as pu regarder ? » Matteo ne répond rien. Il semble perdu. Étouffé. « Je suis à l’hôpital ». Le silence. Lourd. Elle sent, dans cette absence de son, sa douleur, sa peur, ses larmes qu’il retient de toutes ses forces. Son frère, du haut de ses 22 ans, n’en a plus que 10 là. Elle ne dit rien. Il enchaîne. « Je suis tombé hier. J’avais mal de tête et mal aux jambes. Un problème d’équilibre. Sandra m’a obligé à aller à l’hôpital. Cela faisait déjà deux jours que je me plaignais et je suis un peu tombé dans les pommes avant-hier… ». Laura ne dit rien. Elle entend que Sandra est juste à côté. Elle a changé sa vie, Sandra. Elle imagine qu’elle passe sa main dans ses cheveux ou qu’elle a posé sa tête sur son épaule. La voix tremblante, Matteo poursuit : « au début, ils m’ont dit que j’avais certainement été trop loin la semaine précédente et que mon corps devait se reposer… puis après le premier examen, ils m’ont envoyé faire un deuxième, puis un troisième… ». Laura ne respire plus. Un deuxième appel sur le smartphone. Elle le coupe. Elle a relâché ses cheveux. Son rythme cardiaque s’accélère. Elle n’arrive pas. « j’ai la SEP Laura… ». 

Les larmes coulent. En France, dans cet hôpital sur la côte Atlantique. A Bruxelles, dans les bureaux d’une working girl. Plus personne ne dit rien. Le téléphone se remet à sonner. Elle coupe à nouveau. Sandra brise le silence. « Nous allons rentrer demain. J’ai tout organisé. Cela va aller Laura. La vie continuera… et on le terminera ce Tour de France …». Elle ne sait pas quoi dire. C’est une jeune femme de 22 ans qui la rassure alors qu’elle ne la connaissait pas il y a encore 6 mois, et qui de la manière la plus délicate trouve les mots pour dire où on en est, sans choquer, sans dureté, sans mièvrerie. « Merci Sandra. Tu veux que j’appelle Lissandro et maman ? »

« Tu peux. Mais dis leur bien que cela va aller ».

Seule dans son bureau, elle reprend un café. Fatiguée, remuée, elle essaie de se concentrer. La nuit a été courte. La vie semble l’être encore plus. Elle se lève à nouveau. Elle prend le temps d’attacher ses cheveux, remet ses chaussures. Elle entend à nouveau au loin quelques sirènes. Elle suppose d’ambulance. Des personnes comme son frère qui du jour au lendemain voient leur vie basculer. Le ciel est bleu, le soleil a pris son rythme de croisière, il brûle. Elle regarde à travers la fenêtre. Elle pense à Lissandro et sa maman. Elle imagine le cri ou les pleurs. Après, les minutes seront des heures. Maman. Belle comme toujours. Ses longs cheveux noirs jais, sa peau mate, sa douceur. Elle compose son numéro. Elle décroche. «  Maman. Mattéo… ». Il n’y avait plus un bruit.

17 juillet

L’enfant tenait la main de sa maman. Elle semblait rire. Coiffée d’un chapeau qui lui donnait une élégance un peu bohème, ses longs cheveux tombaient dans le bas de son dos. A côté d’elle, ce jeune homme, un peu perdu, le casque visé sur ses oreilles. Il épie les faits et gestes de la personne en face de lui. Chemise bleue, jeans, baskets blanches. La barbe légèrement présente. Deux mètres en contre-bas, un couple s’embrasse. Il fait chaud. Les rayons du soleil se déposent lourdement sur les épaules de ce vieil homme assis dans l’aubette, près du kiosque à journaux. Chacun.e attend le signal pour s’ébrouer, continuer à avancer. A part le vieil homme. Épuisé. 

Lissandro attend son frère dans la voiture. Il observe ces gens. Leurs tenues. Leurs gestes. Leurs attentes. Il leur invente des vies. Parfois des espoirs. Ce jeune homme qui s’arrêterait au milieu du passage zébré pour enlacer cet éphèbe à la chemise bleue. Cette maman qui viendrait prendre de son autre main cet homme vidé et s’en iraient boire un verre de vin rosé, attablés comme des parents retrouvés. Il s’organisait pour que ses rencontres soient toujours douces, amoureuses, souriantes et bienveillantes. Le reste, d’autres s’en occupent.

Matteo tape à la fenêtre. Le regard songeur et la moue renfrognée. « Qu’il est beau ce petit con… » pense-t ’il fugacement. Lissandro lui ouvre la porte. Il monte. « Tu es prêt ? ». « Cela fait des semaines qu’on prépare cela, ne t’inquiète pas. ». « C’est quand même dans 2 jours que vous partez. Vos vélos ? les bagages ? l’itinéraire ? ». « Tu comptes jouer à cela longtemps.. je t’assure que si tu continues, je vous plante là… Maman, Lilian, Laura, Manon et toi ! ». Il sourit. « Beau, et en colère…» se dit-il, au moment de démarrer. 

Sharon Van Etten égrène les chansons de cet album de 2022, « We’ve been going about this all wrong » pendant que Lissandro et Matteo se parlent comme ils l’ont toujours fait. En évitant les mots. L’un est trop à fleur de peau. L’autre n’entend la vie que dans la douceur. Un barbecue les attend. Toute la famille réunie. Celle de leur mère. Une cinquantaine de personnes, fêter les départs en vacances. Une vieille tradition perdue dans un coin de la tête de leur grand-mère. Elle a toujours été un peu barge. Elle ne s’occupe plus de rien. A part prendre soin que l’on danse, boive, chante, mange, et si en plus à la fin, on s’embrasse, elle n’en sera que plus heureuse. Son mari, leur grand-père, est décédé il y a 3 ans. Arrêt cardiaque. Le jour de son enterrement, entre les pleurs, les hommages émouvants (quel putain d’homme c’était, tout en discrétion bienveillante), cela vivait. Ils ont dansé toute la nuit avec les personnes qui restaient. Les proches. La famille. Ce sont les filles qui s’occupent de tout, et maintenant les plus âgés des petits-enfants. Matteo regarde son frère conduire. «  Je lui ai demandé de vivre avec moi quand on reviendra », susurre t’il. Lissandro ne dit rien. « Beau, en colère, et amoureux… », ce sont les mots qui lui viennent en tête. La main gauche sur le volant, il passe sa paume droite dans ses cheveux, plisse ses yeux, dans ce petit rictus souriant qu’il peut parfois avoir. « Mamy va encore être torchée ce soir ». Ils éclatent de rire. Dehors, quelque part dans la ville, le casque visé sur ses oreilles, un jeune homme se couche sur son lit… et commence à déboutonner la chemise bleue.

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même quand plus rien ne semble possible… }

10 juillet

Quelque chose ne tournait pas rond dans la douceur de cette nuit d’été. Lilian avait tout lu. Chaque mot noté dans ses carnets. 10 ans de la vie de son beau-père. Il ne lui avait toujours rien dit. A chaque page tournée, dévorée, méditée, il s’est demandé plusieurs fois comment il avait pu rencontrer son beau-père. Chaque calligraphie appelle à la délivrance d’un homme. Celle d’aller là-bas. Le Samadhi…

Lilian se tourne. Il regarde sa femme. Sa fille. Elle se prépare depuis des semaines à partir. Son boulot l’emmène loin. Ce projet de film dans le Kérala, c’est sa bouée de sauvetage, sans cela, elle aurait tout dévasté sur son passage. Sa famille comprise. Surtout sa famille. Pas lui. Pas les enfants. Non. Ses frères, sa mère. Chacun.e s’est replié sur ses terres. Comme s’ils savaient qu’aujourd’hui, il est trop tôt pour se parler. La colère des un.es viendrait se fracasser sur l’acceptation douce des autres. Ni l’un ni l’autre n’a raison, ni tort. Ils construisent leur séparation chacun.e à leur manière. Juste qu’ils se blesseraient sans retour à essayer de se comprendre. Le temps parfois…

Lilian pense à ses moments passés avec lui. Il se demande comment on peut vivre avec autant de douleurs, de plongées, de larmes enfouies ou vécues, seul. Rien n’était jamais présent. Il y avait bien ses moments, comme si la vie autour de lui n’avait pas d’importance. Comme si il n’était pas là. Puis ce léger sourire. Ses yeux. Quand ils se retrouvaient à trois, ils parlaient bien de ses phases dépressives, celles qu’il avait décidé d’accepter sans plus se battre. Juste accepter. Méditer. Il partait bien dans quelques considérations qui parfois étaient difficilement compréhensible… comme si tout se jouait ailleurs, pas sur cette terre, ailleurs… Le Samadhi…

Le soleil commence à s’élever doucement. Les oiseaux piaillent. La fenêtre légèrement ouverte, un léger vent frais parcourt son échine. Il trésaille. Sa main vient se poser sur sa cuisse. « tu ne m’embrasses pas ? »… elle se retourne, lui prend sa main. Il l’entoure de ses bras. « Les enfants dorment toujours, non ? ». Elle dépose ses lèvres sur les siennes. La vie s’éveille. Leurs corps s’appellent. Ils s’invitent à la partition de leurs envies. De leur amour. Elle laisse exulter chaque parcelle de vie. Il la suit. Elle sait qu’il s’inquiète pour elle. Elle sait qu’il a lu les carnets. Elle sait. Cela fait 10 ans qu’elle s’en imprègne. Des années à savoir que son père n’attend plus que de partir. Juste leurs yeux. Elle/Il jouit… et de concert, dans une harmonie, celle du Samadhi… ils rient.

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même dans l’absence…}

25 juin

1h15. Dimitri traîne sa lenteur. Il ne se souvient pas des dernières heures. Il voit. Les débris par terre d’une possible chute. Quelques bouteilles aussi. Son veshti enroulé autour de la taille, le torse nu, il constate son déclin permanent. Anjali lui a déjà proposé de venir chez lui. Elle a un espace, exigu, mais confortable, à côté de sa chambre. Il n’avait jamais envisagé que cela puisse aller si vite. Les mots d’un médecin, le plus éminent soit-il, ne sont que des éléments structurés d’une utilisation précise de termes qui ne représentent rien tant qu’ils ne s’imprègnent pas en vous.

Il se couche sur sa terrasse. Un whisky à la main, il essaie de se remémorer la scène qui vient de se passer. Le noir. Rien que du noir. Quelques moustiques viennent le sauver. Il se gratte. Bouge. Pense à autre chose. En plus de ne pas se souvenir, de délirer sans doute, s’imprégner de cette folie tenace de vouloir chercher ce qui s’est passé peut vous abîmer plus profondément encore, inlassablement. Le noir.

Quelques pas feutrés sur le sable le contrarient. Il crie. Hurle même. « Laisse-moi. Pourquoi viens-tu ? rien. Il n’y a plus rien ici. Juste des absences… ». Anjali ne dit rien. Elle se couche à côté de lui, comme elle le fait depuis quelques jours déjà. Chaque soir maintenant, elle vient s’assurer qu’elle ne doit pas l’emmener de force, qu’il boit son whisky ou une bière, qu’il lui criera bien dessus. Elle espère. Seules marques qu’il revient encore. 

Il y a deux jours, elle était là quand lui ne l’était plus. Accoudé à sa table, il soliloquait. Là où il était, ils devaient être plusieurs. Elle ne comprenait rien. Il part dans sa langue maternelle. Elle a juste compris qu’il y avait de la souffrance. Son visage était terrifié. Pétrifié. Elle avait attendu. Le voir. Ses yeux quand il se rend compte du temps passé. La douleur. Elle était apparue à ce moment-là. Il lui avait dit : « j’ai un numéro dans mon carnet. C’est le médecin qui m’a diagnostiqué. Appelle-le. Explique-lui. Je dois aller voir un médecin ici. ». Elle l’avait fait. Il avait un collègue à Delhi. Il avait précisé qu’à ce stade, déjà quand il était parti, cela ne devrait plus être très long.

10h. Sur le quai de la gare, cela fourmille. Les annonces de trains se multiplient. 1.406.632.000 indien.nes, il en faut des trains. Des vies qui se croisent. Qui se sentent. Qui se touchent. Qui ne se connaissent pas. Qui parlent des dialectes. Qui mangent du paneer. 2 jours de voyage. 2905,5km. Un même pays. Anjali regarde Dimitri. Il lui sourit. Elle sait que de ce voyage, il ne restera après que la volonté farouche de Dimitri d’en terminer. 2 jours et quelques heures pour l’aider à s’en aller. Peut-être pas là, dans l’instant, mais pour comprendre comment l’accompagner.

Dimitri lève la tête. Il transpire. Les pores de sa peau n’en peuvent plus de déverser toute l’eau qui compose son corps. Il continue à sourire. Ils pensent à ses enfants. A leur mère. A elle. Il sourit. Sa respiration se fait plus douce. Plus lente. Elle… 

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19 juin

Enjouée, elle était drapée dans son sari. Les couleurs se mariaient avec son humeur. Elle avait avalé en vitesse quelques idlis et un masala vadai. Les odeurs embaumaient son pied à terre. Dehors, la vie était déjà présente. Trépidante. Les klaxons s’envolaient vers le ciel étouffant qui enrobait les nuages épars. Son chai bouillant l’attendait sur le coin de la table. 

Dans la rue, l’effervescence se mélangeait à la quiétude toute relative de quelques chiens erratiques. Le soleil de plomb, mélangé aux odeurs d’essence, s’immisçait dans les corps, brûlant. Elle avait encore quelques mètres à faire pour arriver à l’école. Là, l’attendaient quelques dizaines d’élèves, d’âges divers. Cela n’avait pas d’importance. Transmettre, leur donner des armes, les aider à s’en sortir. Seules ces choses en avaient. Ils n’étaient pas toujours là. Certain.es venaient épisodiquement. Leurs vêtements, ou ce qui en restaient, n’avaient parfois plus d’odeur tellement elle empestait.

Anjali parcourait ce chemin 6 fois par semaine, 2 fois par jour. C’est sur cette route qu’elle avait rencontré Dimitri. Elle lui avait plu de suite. Son sourire indiquait la même chose. Contrairement à ce qui était attendu, elle l’avait accosté. A son âge, seule, personne n’allait plus rien lui dire. Professeur dans le bidonville en plus. Les chauffeurs de rickshaw présents à cet instant se sont mis à rire. Ils l’ont toujours respectée pour ce qu’ils sont parfois devenus grâce à elle, même si certains, qui ont pris d’autres voies, l’ont parfois menacée ou ont essayé de s’imposer dans son projet d’émancipation. 

Elle lui avait proposé de venir voir son école. Elle lui avait dit : « Un étranger ici, c’est pour le tourisme, découvrir la culture, les gens. Alors viens, je vais te montrer une école, des gens, tu vas en rencontrer ». Il avait accepté, sans rien ajouter, juste son sourire. Elle avait noté assez rapidement ses tatouages. Il avait donné cours avec elle. Il semblait savoir s’y prendre, même si clairement, il était débordé. Il lui avait donné rendez-vous en fin de journée, sur la plage pour manger ensemble. Elle avait accepté. Cela faisait maintenant plus de 6 mois qu’il venait tous les jours travailler avec elle. 6 mois, que chaque soir, ils se racontaient. Parfois autant dans leur silence que dans les mots choisis. 6 mois, c’est long, et tellement peu quand on a déjà passé plus d’un demi-siècle à arpenter les sols de la terre, et creuser des sillons remplis de bouts de soi… 

Ils n’étaient pas amants. Ils n’étaient plus ami.es. Ils étaient deux âmes proches de la fin. L’un comme l’autre espéraient depuis longtemps. Ils attendaient maintenant. Alors, assez facilement, ils ont compris très vite tous les deux que ce seraient plus doux, moins tempétueux, plus souriant sans doute de tracer les derniers pas ensemble. Ils avaient connu l’amour, l’un comme l’autre. Le seul. Celui qui reste. Même dans l’absence. Ils n’étaient plus obligés. Elle prit son bras. Elle le regarda comme elle le fait depuis 6 mois maintenant. Au fond de leurs yeux, la même mélancolie. Elle se mit à rire…   

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même dans l’absence…}

12 juin

Cela faisait déjà quelques minutes qu’il avait les yeux ouverts. Derrière les tentures fermées, il voyait poindre quelques rayons. Il pouvait entendre du dehors quelques oiseaux chanter, le temps que la ville se réveille doucement. Sans réellement prêter attention, il devinait que ses voisins se retrouvaient, les gémissements qu’il percevait laissaient croire que le week-end serait festif. Il pense à cette vieille chanson. Elle doit avoir dix ans. « Open arms » de November Ultra. Ce serait parfait en cet instant. Il allume délicatement le baffle installé à côté de lui. La voix se pose. Quelques accords de guitare.  

Allongé, il l’observait. Cela faisait quelques mois maintenant qu’elle venait régulièrement se blottir contre lui les nuits, au gré de leurs envies. « Sans attache » avaient-ils dit de concert. Il pose un doigt sur sa peau. Puis deux. Ou peut être plus. Ils s’apprivoisent. La douceur de sa peau. Ses courbes. Imparfaites. Comme les siennes. Ils en rient souvent. Il n’y a pas de peur. Il n’y en a jamais eu. Elle se retourne, lui sourit. Elle l’invite, et lui susurre : « cela nous fera une symphonie parfaite avec nos voisins ».

Elle enfile un de ses t-shirts. Ils iraient bien au marché, celui d’en bas. Puis rien n’empêche d’appeler leurs ami.es pour un verre quelque part, si le temps le permet. « Sans attache » repense-t-il. Elle lui sourit encore. Elle sait. « Sans attache » pense-t-elle. Cela fait 5 mois qu’ils sont « Sans attache » à partager une vie ensemble. Elle commence à l’aimer. Il l’aime depuis le premier soir. Ils ne se disent pas ces choses-là. Il ne peut pas. Elle le voudrait, mais elle sait qu’il n’est pas prêt à cela. Il est en colère. Pas comme sa sœur qu’elle a rencontré il y a deux semaines. Elle, c’est la manière qui la met en colère. C’est évident. Son frère, lui, n’a pas de colère. Cela se voit. Il écoute, il essaie de comprendre, il pacifie, il vit. Lui… c’est de la colère. Dès le premier soir, quand ils se sont racontés les parties qu’ils voulaient de leurs vies, c’était palpable. Froid. Dur. Sans pardon possible… ou du moins…  A l’opposé de ce qu’il est dans tout le reste. « Je n’ai plus de père. Il est parti, comme cela. En nous laissant à chacun.e une lettre. Qui fait cela ? mais tu sais, le pire, c’est que je me demande si j’ai jamais eu un père… »

A la terrasse du café, sous un soleil d’été, attablés avec leurs ami.es, il l’enlace, et doucement, dans un geste un peu inattendu, dépose un baiser dans son cou. A son poignet, il regarde les bracelets qu’elle lui a donné. Les siens. « Juste parce qu’ils te vont bien ». Sur le coin de la table, les bières s’accumulent, le temps file et des vacances s’improvisent. Pas pour maintenant. Là, ils vont partir dans le sud de la France. Un trip à vélo. Juste elle et lui. Descendre. Transpirer. Oublier. Se regarder. Bouger leurs corps. Là, c’est un voyage de groupe qui se préparent. Ils rient. Quelques sourires plus doux. Une idée folle. « Vous pensez quoi du Kerala ? ». En janvier, après la session. « C’est la meilleure période » ajoute l’un d’eux. C’est plié. La soirée s’est invitée. La fraicheur s’installe. Elle remet son pull. Elle se lève. Cherche une cigarette. Caresse délicatement ses cheveux. Prend sa main. « Sans attache »…  

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même au plus profond de vos rêves… de qui vous êtes…  au jour le jour des mois qui passent…}

05 juin

Tourner à gauche. Cent mètres. La délivrance. Le front en sueur, il descend de son vélo. Quelques rayons réchauffent son visage. Il sourit. Quelques gouttes perlent bien encore un peu dans son dos, en suivant les courbes de ses muscles saillants. Il tressaille. Au même moment, la porte s’ouvre. Elle sourit. Dix mètres tout au plus les séparent. Le temps s’arrête.

A cet instant, il repense à cette conversation avec son père. Ils étaient partis courir. Il le faisait pour lui faire plaisir. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient plus le même rythme. Son père n’était pas dupe. Au détour d’un chemin dans les bois, il lui avait demandé ce qu’il pensait de Manon. Comme à son habitude, il n’avait pas esquivé la question. Encore moins s’il pouvait parler d’amour, des relations entre les êtres, entre les âmes, entre les corps. Il était intarissable sur la profondeur des relations humaines, encore plus quand elles s’ancraient dans l’amour. Pour lui, rien n’avait plus d’importance que l’amour…

Il n’avait pas tari d’éloges sur Manon. Elle avait toutes les qualités possibles, et surtout « elle avait un regard qui donne de la douceur à la vie », avait-il dit. En rentrant de ces kilomètres avalés au cœur de la nature, fourbus l’un et l’autre, son père avait ajouté, dans un souffle apaisé  : « si ta question de tout à l’heure, c’était de te réconforter ou de t’ancrer dans ce que tu penses de Manon et de toi, de savoir si c’est Elle… ou pas. Ne cherche pas dans les propos des autres, quels qu’ils soient, ce que tu penses au fond de toi. Va chercher ton âme… elle seule te le dira… » et il termina en lui confiant, comme un trésor caché : « Écoute « Ce jour-là » de -M-, je le fais en pensant à… », sans terminer sa phrase. Il avait souri, son père étant célibataire depuis des années. Cela faisait partie de ses moments qu’il distillait parfois et que personne ne comprenait jamais. En tout cas lui…

Comme chaque fois, il posa sa main sur son ventre. Il avait perdu. Elle était encore rentrée juste avant lui. Enceinte ou pas, elle irait toujours plus vite que lui. Plus vite… Quand il lui avait fait écouter cette chanson, en posant son casque sur ses oreilles, dans le silence qui avait envahi la pièce, les secondes semblant s’épuiser à remonter le temps, elle lui avait dit « enfin » … 

Le reste, c’est un « oui » qui résonne dans les rues de Bruxelles, des pleurs de joie de sa mère en les voyant s’embrasser dans l’embrasure de la porte, son frère dansant jusqu’au petites heures, quelques joints allant de mains en mains, et puis son père les regardant s’aimer…

Alors, quand sa sœur l’appelait pour lui dire qu’elle n’en pouvait plus de cette absence, qu’elle ne comprenait pas qu’il fasse une chose pareille, il fermait les yeux, et espérait juste que là où il était parti attendre le coucher du soleil, il écoutait « Ce jour-là », avec elle, sur le perron de leur maison et qu’ils pouvaient enfin être eux…

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… tant qu’elles sont là… sans mesures… sans regrets…}

29 Mai

Les yeux plongés dans son café, elle ne décolère pas. 1 mois déjà qu’il a disparu. Juste ses lettres. « A chacun.e d’entre nous », se dit-elle. Et lui qui ne dit rien. Pourtant, il doit savoir. Cela fait 40 ans qu’ils sont amis. Quasi des frères. Pas un mot, à part ceux réconfortant qu’il semble avoir appris par cœur. Juste cette phrase qu’elle ne peut pas encaisser : « ton père, cela fait un peu plus de 10 ans qu’il attend ce moment. Et nous le savions toutes et tous. Pour tout te dire, cela fait une vie entière qu’il cherche cet instant… il faut le laisser… il s’est assez épuisé d’une vie qu’il n’avait pas demandé…»…

« Putain papa ! Et moi, je n’ai rien vu. Après ces mois de doutes. Je l’ai vu souriant. Calme. Apaisant. Il parlait bien de sa fragilité. Comme une antienne. Comme pour nous dire qu’il avait décidé de vivre la vie un peu sur le côté. Se protéger. Pourtant, il y était. Il vivait. Il souriait. Et comment il nous regardait. Et puis… Théo… Léa… »

Elle se lève. Sur la terrasse de sa maison, entourée des bruits lancinants des éoliennes, elle sent. Sa peine. Sa douleur. Juste ses lettres. Une pour chacun.e. c’est son mari qui lui a lu la tienne. Elle n’en était pas capable…. Une sonnerie. Le boulot. « The show must go on ». Queen. C’est de sa faute si elle pense à cela. Qu’est-ce qu’il nous a baladé avec ses musiques. Cette passion dévorante. Théo arrive. Elle sourit.  « Je te rappelle. Les enfants viennent de se lever. Envoie moi le visuel. N’oublie pas. Tu sais que le tournage doit avoir lieu dans quelques mois. Il veut absolument que cela soit en Inde. Mer, montagne, temple, Bollywood et spiritualité il a dit… »..  

Il l’observe depuis un certain temps. Il sait qu’elle ne lâchera pas l’affaire. C’est une de ses qualités, certains diraient un défaut. Cela lui colle à la peau. Dès leur première rencontre, il a vu que ce serait sportif, beau… mais sportif. La moindre parcelle de sens, de vie, de questionnement était auscultée, analysée, broyée, chérie, ingurgitée, assimilée, appropriée pour s’en nourrir, durablement, et constamment… le repos n’était pas une sensation naturelle… alors son père qui disparait laissant juste une lettre à chacun.e… depuis un mois, dévorant tout sur son passage… Si elle savait. En rangeant les affaires de son appartement, il est tombé sur une boite. Remplie de carnets. Eux-mêmes consignés, annotés, des phrases entières. Des dates. 10 ans de vie. Des photos. Des mots. Des lettres. Il en a parlé de suite à son ami. Et cette dernière phrase… Alzheimer. Même lui n’en savait rien. Pour le reste, il a tapé sur son épaule et lui a dit : « ton beau-père… c’est pour tout ce qu’il y a dans cette boite que je l’aime… tout était toujours sur un fil… son fil… un monde ouvert et tellement personnel… un refuge… sur son fil… ». 

Lilian la regarde. Elle s’active. Léa vient se lover dans ses bras. Il ne sait pas comment il va lui parler de cette boite. Son ami lui a dit d’en parler d’abord à sa mère. Elle saura quoi faire. Elle a toujours su quoi faire. Personne ne le connait mieux qu’elle. Encore plus depuis qu’ils étaient séparés. Elle comprendra ce qu’il y a là. Elle seule trouvera les mots. Ils se ressemblent tellement.

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même au plus profond de vos rêves… ou de vos souvenirs… de qui vous êtes… }

22 Mai

Après ce moment sur la plage, il se mit en mouvement. Sur le chemin qui le mène à son lieu de rendez-vous, il s’imprègne, comme chaque jour depuis quelques mois, des sons et des odeurs qui parcourent Kovalam. L’Inde. Peut-être le seul endroit au monde où il s’est toujours senti chez lui. La transcendance sans doute. Les effluves. Terminer au Kerala, c’est ce qui synthétise le mieux sa vie. La chaleur des corps. La fureur de Thiruvananthapuram. Les bidis qu’on fume au creux de ces nuits sans âge. Et dans le même temps, la douceur du sable, la verdoyance de certains lieux. Les montagnes et collines environnantes. Respirer. Chercher le Samadhi. Et y arriver. Il s’était toujours demandé pourquoi cette attirance, cette deuxième peau… ce contraste qui lui tient au corps…

Assis au coin de la terrasse de ce restaurant, il hume le temps. Derrière lui, il sait que son passé peut ressurgir. Sans crainte. Celui qui lui a valu 40 ans durant d’être toujours sur ce fil tendu. Sans le savoir. S’emmurer. Au loin, après quelques bières ingurgitées, dans la douceur moite de cette nuit d’été, il vague au son de la mer. Les images. Les scènes. Il les avait gardées. Cela l’avait dévoré une partie de vie. Fragilisé. A se construire abîmé. A chercher. A voir son corps se révolter. Et son esprit se cadenasser. Vomir de se sentir si fragile parfois. Sans comprendre. Chercher en vain. Jusqu’à se briser. S’échouer. Un peu comme ses vagues si lourdes qui tombent, inlassablement, depuis la nuit des temps, et s’écrasent un peu plus chaque jour contre le sable brûlant de la plage de Kovalam.

Kovalam… Il n’avait jamais parlé du Kerala. Il savait en allant là que personne ne viendrait le chercher. Il parlait toujours des villes indiennes qu’il avait visité au cours de ces différents voyages là-bas. L’abondance des corps déambulant, se frôlant, la prédominance des odeurs, la beauté des regards, la tristesse des sourires, les klaxons des villes jamais tout à fait endormies, la joie des fêtes, la violence des lambeaux sur les corps décharnés, les goûts, les sens, pimentés, révoltés et apaisés. Les pluies. Les trains des vies, ou le contraire. La fureur et la douceur. L’Inde. Quelle plus belle fin que l’Inde.

10 ans, ou un peu plus. Et ces séances à aller fouiller au plus profond de soi. Assis au coin de la terrasse du restaurant, en observant ces vieux pêcheurs préparer leurs barques de fortune pour un trajet aller, sans possible retour, il se souvient. Cette séance de mai. Au plus profond de sa tristesse, celle qu’il promenait avec lui depuis tant d’années. Une plongée dans le noir. Assuré qu’il était par la voix de sa psy. Ce jour-là, sa vie a changé. Pas dans la minute. Pas à 180 degrés. Il y en a encore eu de nombreuses séances comme celles-là. Il a encore flanché. Bien des fois. Elle l’avait changé dans sa colère imperceptible et inconsciente qui le consumait. En se vidant petit à petit de cette crasse. En se pardonnant parce qu’il n’avait rien à se faire pardonner. En choisissant une voie, la sienne, celle qui lui semblait la plus acceptable pour lui et ce qu’il était, ce qui avait été, ce qu’il est. La douceur, le temps qu’il restera.

Il se lève. Reprend un bidis et l’allume. S’imprègne des volutes de fumée. Il voit au loin Anjali s’avancer vers lui. Il se souvient. La tiédeur de l’air orageux qui l’avait enveloppé en sortant du cabinet de sa psy en ce jour de mai. Un sourire dans son regard fatigué. Un air de l’Inde… de Kovalam… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… au plus profond de vos rêves… ou de vos souvenirs… }

15 mai

Elle attend. Impatiente. Depuis qu’elle a reçu son message il y a 2 jours. Elle attend, là, sur ce banc. 10 ans qu’ils ne se sont plus vus. Plus entendus. Pourtant, elle sait… qu’il vit seul, que ses enfants sont partis, les uns après les autres. Sa fille s’est mariée. Récemment, il est devenu grand-père. Il est facile aujourd’hui de savoir. Lui. Il semble avoir trouvé son refuge. De la douceur. Une solitude amicale. Aimante…  « Comment va-t-il me trouver ? 10 ans dans la figure. D’une vie à bourlinguer. » se dit-elle.

Il est là. Caché derrière cet arbre. 5 mètres le sépare d’elle. 10 ans en fait. Un peu plus de 3650 jours. La dernière fois qu’il l’a vue, touchée, embrassée… Il la regarde. Il sourit. Elle est toujours aussi belle. Elle tourne la tête à droite. Elle sent son regard. Il attend. 10 ans. Pourtant, il sait… qu’elle est heureuse. Qu’elle s’occupe de jeunes dans une asbl. Qu’elle illumine chaque jour ses voisins de son sourire. Que la vie l’a rattrapé…  le soleil… toujours le soleil. « Comment va-t-elle me trouver ? 10 ans dans la figure. Une vie à apprivoiser. » se dit-il.

Elle lève la tête. Il est à contre-jour. Ni l’un ni l’autre ne bougent. Dans les arbres, autour, les feuilles bruissent. Un oiseau se pose. Quelques klaxons. La ville. Des passants qui courent. Des parents qui grondent. Deux ou trois jeunes qui rigolent. Un son. Au loin, on reconnait les cloches de l’église toute proche. Un mariage ? deux ou trois gouttes perlent dans son dos. Ou le sien. Plus rien ne bouge. Juste eux deux. 

Il s’assied. Elle lui prend sa main. Simplement. Ils se regardent. 10 ans, ce n’est rien finalement. Ses yeux disent. Les siens aussi. Elle sent que ce sera la dernière fois. Il sait que ce sera la dernière fois. Il n’a pas le temps d’une deuxième fois. Elle ne le sait pas. Alzheimer s’invite. « Précoce » a dit le médecin. « Trop tard » a-t-il répondu… Alors il se met à parler. Doucement. 10 ans à raconter. Elle écoute. Lui raconte. Il écoute. Elle raconte. Leur vie se mêlent. S’entremêlent. Ils se lèvent. Ils s‘invitent. Il lui dit : « Je pars demain, vivre ce que je peux encore vivre. Personne ne le sait. A part toi… ». Elle passe sa main sur sa joue. L’embrasse. « Alors ce sera notre dernière fois, comme la première fois »… 

Deux heures de route. A s’aimer dans les silences qu’ils ont toujours adoré. Le long de ce chemin, arpentant la côte, ils rient. Les baisers. Les mains qui se frôlent. La pudeur de taire, les larmes et les détresses. Le passé. Juste s’aimer. Comme il le fait depuis 10 ans chaque jour. Et elle chaque soir. Dans la chambre, les vêtements éparpillés, désordonnés. Leurs corps. Au creux d’elle, et de lui. Des mains qui frôlent. Des peaux qui se touchent. L’éternité. Leurs âmes… 

Elle lui sourit. Il lui prend la main. La regarde. Elle sait. Il ne part pas. Il s’en va. D’ici. Préparer le terrain. Pour se retrouver. Là où ils ne seront plus séparés. Elle entend, ou c’est lui… « Je t’aime »… 

… Il ouvre les yeux. La ligne d’horizon. Il frotte le sable. Il se lève. Il part. Enfin…

Était-ce lui ? ou elle ? les deux peut-être ?… Il ne sait plus.

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même au plus profond de vos rêves… ou de vos souvenirs…}

08 Mai

14h, je vais te retrouver. Je dois encore passer chercher une ou deux bricoles pour ce soir. Cela ne vient plus à ces quelques minutes. Je suis nerveux. Je sais que j’aurais dû venir plus tôt. Tu sais ce que c’est. Puis j’avais peur. De moi. Laisser un temps aussi long s’écouler, c’est parfois difficile de pouvoir faire machine arrière. 

Je suis sur mon vélo. Je sais ce que je vais te dire. Tu ne répondras rien. Le silence sera notre allié. 18 mois. Plus les quelques années précédentes. Un feu. Je m’arrête. Une vieille dame traverse. Un sourire, un retour, un deuxième sourire. Elle est belle. Élégante, elle laisse son regard se poser sur les deux tourtereaux qui la dépassent, joyeux. Les éclats de rire. Elle me regarde. Un clin d’œil. Vert. Je me demande où elle va. Ce qu’elle fait. Ce qu’elle a vécu. Ce que nous devenons toutes et tous…

Encore 5 minutes et je serai là. Je sais ce que je vais te dire. Sans doute que tu ne seras pas d’accord. Je le sentirai. Il y a tant de choses qui se bousculent. Un klaxon. Deux ou trois coups de marteau piqueur. Une voiture qui me frôle. En un rien, le temps de ces absences, nous pouvons disparaître. Je ne t’ai rien dit. Je sais que tu sais. Déjà avant, tu sentais avant nous tout cela. 

Je dépose mon vélo au coin d’une rue. Un cadenas. Qui voudrait de cette vieille bécane ? 25 ans de Bruxelles. Le dérailleur qui picote, toussote. 25 ans d’histoires diverses. De chutes, d’abandons, de rires, de chemins entre le cirque royal, l’ancienne Belgique, le botanique. Entre les ami.es. Les corps aimés. Aimée.

J’entre. Un peu perdu. 18 mois et comme je viens la première fois. Je demande à cette charmante dame et cet étrange monsieur. Ils m’indiquent le chemin. Je prends au plus long. Je croise d’autres personnes. Certains lisent. D’autres se promènent. Puis des moments suspendus. Silence. Je marche encore moins vite. Je cherche…

Tu es là. Ton nom gravé. Les larmes coulent. Les mots restent dans ma bouche. Ils passent en boucle dans ma tête : « J’aurais dû… t’appeler quand tu étais encore là. Prendre le temps de te proposer un verre, une promenade. Tu aurais dû nous dire. Ce qui te rongeait. Cette p… de maladie. Nous faire confiance. Ne pas nous protéger. Je m’en veux. Je n’ai rien vu. Je n’ai pas pris le temps… Pour tout cela, et le reste… prends soin de toi là où tu es…  »… tout reste bloqué… dans ma tête… juste des larmes qui coulent. indéfiniment… 

Je sors. Les yeux rougis par la tristesse. Le vent. Quelques gouttes tombent. Les regards des gens que je croise. Je frotte. Les écouteurs sur les oreilles. Quelques sons. Arcade Fire… des crescendo… épiques… je roule. je ferme les yeux. Espère. Un autre chemin. Tu n’as rien dit….  Pourtant, je sais que tu as entendu. Mon ami, tu nous as portés, aimés, protégés… sans toi, nos vies auraient été différentes. Je t’en ai voulu d’être parti sans rien nous dire. Je me suis détesté de ne pas avoir été là. 18 mois. Je roule. un feu. Personne ne traverse. Je cherche la vieille dame. Pour lui dire que… la vie. Je ne sais pas…

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… n’attendez pas pour leur dire…}

01 mai

Enzo Scifo. Une fois n’est pas coutume, parler de football. Enzo Scifo. La beauté footballistique à l’état pur. En regardant mardi soir Manchester City contre le Real Madrid, j’ai pensé à Enzo Scifo. Pour celles et ceux qui suivent le football en Belgique, sachant que je suis supporter du Standard, aduler Enzo Scifo, c’est un acte de transgression. Une sorte de coming out. Dépasser des frontières. Aimer le jeu pour le jeu. Sans parti pris. Enzo Scifo, c’est l’art. Tout était coordonné. Millimétré. Une chorégraphie du geste. Une danse. Du Jazz. La partition en mouvement. Les autres qui suivent. Une diagonale. Des corps qui se meuvent. Des arabesques. Un tempo forte. Et puis les mouvements. Le football à l’état d’art. La culture. 

Parler d’Enzo Scifo. C’est aussi parler de la jeunesse. Être adulé avant d’être adulte. Se trouver devant les projecteurs. A une époque où rien n’était réellement professionnel. Pas de maître communicant. Pas de féérie de l’image. Enzo Scifo, c’était l’adolescent pris dans le tourbillon médiatique. Les micros devant. Sans être préparé. Facile de se moquer.  C’est l’exemple aussi d’un certain mépris de classe. Qui s’étiole avec le temps. Qui reste présent. Les sportifs. Quelques phrases entendues : « Ce sont des « cons » quand même ». « Ils ne savent pas s’exprimer ». « Ils n’ont pas inventé la roue »…  Moi non plus d’ailleurs. Je n’ai pas inventé grand-chose. Rien en fait. Et nous sommes nombreux comme cela. Au mieux, personnellement, je recycle quelques petites choses que je pense maîtriser. Et je l’ouvre bêtement, pensant tout détenir.. Surtout un avis. Péremptoire. Et puis, quand nous voyons dans nos boulots respectifs le stress que certaines situations en public peuvent générer en nous. Les situations gênantes dans lesquelles nous bafouons. Les quiproquos liés à simplement notre non préparation à se retrouver en public ou à vouloir intervenir sur des sujets que nous ne maitrisons pas, sans qu’on soit sollicité ?  alors pour peu que nos cerveaux fonctionnent, je vous laisse créer le lien entre les différentes phrases, depuis « mépris de classe »… 

Lire « la pyramide inversée »[1], bible de l’histoire des tactiques en football. Comprendre que dans le sport, ce sont des milliers de schémas tactiques à emmagasiner. Il faut comprendre, le tout en mouvement, dans un millième de seconde, adapter, s’adapter à ce qui se passe tout en ayant les schémas. L’intelligence. Ce sont des milliers de formes, l’intelligence. J’entends souvent dans mon métier… les différentes formes d’intelligence. De la pédagogie.  Avec la touche de génie, celle des doués. Enzo Scifo. C’est tout cela. Le génie dans l’art du football. Dans son sport. Le jazz et le football. Ma comparaison favorite. Il faut comprendre les notes pour s’en libérer. Créer. Avec des rôles. Et puis la grâce… 

Enzo Scifo, c’est l’humilité. Le plus grand joueur belge. Et il ne le dira jamais. Le mot est rare. Ce sera De Bruyne, aux yeux des data, des palmarès, de la médiatisation, de son talent, qui est énorme. Les époques. Comparer les histoires. Les moments. Comme nous le faisons avec nos enfants. C’était mieux. Ou pas. C’est différent surtout. Avec ce qu’il y a de beau et de merdique. Pour moi, c’est lui. Parce que dans nos regards, transformés par nos histoires, nos madeleines, nos moments, notre vie, il n’y a pas une vérité. Des possibilités. Des souvenirs. Surtout des souvenirs.

Enzo Scifo, c’est le temps qui passe. Déjà. Ou seulement. Et si un soir d’avril en regardant De Bruyne, dans le salon, avec mon fils, je me mets à penser à Enzo Scifo, c’est qu’il file ce temps. Pas encore assez vieux pour l’emmerder avec ma pensée, suffisamment pour me dire intérieurement que demain, ce sera avec mes petits-enfants que je penserai à Enzo Scifo, à son élégance, à l’art du football qu’il a élevé à un niveau de beauté inégalé, à la vie qui passe, au fait que je pensais pouvoir rouler tranquillement à vélo sur le chemin et que la vie nous met sur un circuit de F1, que ces moments intenses d’émotions positives de communion tant dans le sport, que dans la culture, il faut les vivre pleinement… alors merci Monsieur Scifo…

Parce que finalement… l’amour qui y est mis… toujours l’amour… rien que l’amour… 

Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… l’esprit ouvert…


[1] Wilson Jonathan, La pyramide inversée. L’histoire mondiale des tactiques de football, Hachette, 2018

24 avril

Un son… de la sueur… fermer les yeux… sourire… bouger… des corps connus… des cris… chanter… se laisser aller… porté par la communion de sourires communicatifs… des muscles tendus, en mouvement… un son… sentir son cœur s’emballer… la peau… et ce beat… toujours plus haut… toujours plus fort…un son… la peau… se laisser porter… emporter… les effluves… quelques verres d’alcool… et un peu plus… danser… jusqu’à ne plus savoir… la peau… la sueur… chercher cette sensation de liberté… se libérer… ou s’effondrer… la nuit… fermer les yeux… son corps… fourbu…

Une voix… des voix… écouter… apprendre… se livrer… et être touché… en soi… par les autres… chercher… des sourires… de la bienveillance… des émotions… de la rigueur… complexe… des systèmes… beaucoup de systèmes… des connections… et ce cerveau qui tourne… tourne… tourne… il a déjà remplacé plusieurs fois la forêt amazonienne ce putain de cerveau avec ces arbres mentaux… continuer à aller en soi… s’apprivoiser… et s’ouvrir… des voix… de la douceur… aimer les autres pour ce qu’ils donnent… et ce qu’ils sont… retrouver des personnes perdues de vues depuis quelques temps… de belles personnes… accepter ce cadeau… leurs sourires… et cet amour…

Crier… et crier encore… 120… 130… une autoroute pour soi… crier… son émotion… sa tristesse… celle qui revient… et s’imaginer… il suffirait d’un rien… crier encore… … pourquoi pas en fait… 140… se détester… respirer… 130… ne pas savoir combien de temps… respirer… la peau… la sueur… les larmes… respirer… 120… un son… « Sidelines ».. Phoebe Bridgers… 110… la peau sous son t-shirt… le calme… ce calme… 50… ce battement là… respirer…

Déposer … s’asseoir… écrire… et continuer à accepter… se découvrir… accepter avec plus de douceur ses passages émotionnels intenses… de l’euphorie à la profondeur noire abyssale… les multiples « self »… accepter aussi ce monde construit en se barricadant… observer… prendre distance… s’écarter des autres… pour ne pas les abîmer… avec toute cette fureur… ou cette douceur… ou cette noirceur… accepter… pour ne plus jamais blesser… pour apprendre… et continuer plus apaisé… et cet amour… 

La vie est une fiction réelle… comme les films ou les romans ou les musiques… juste prendre le temps de ne pas juger excessivement… l’autre est multiple sur sa base… ou en proie à être sur son chemin… ses routes… ses profondeurs lumineuses ou dévastatrices… ou pas… il apprend à s’accepter… ou pas… il en finira avec tout cela… ou pas… alors il ne sait pas répondre à « comment cela va ? » parce que cela va… ou peut-être pas… dans la même journée… la vie est là… et sa fin aussi… tout ceci nous ramène à Pessoa et sa réalité qui n’a pas besoin de nous… ou au Sakura… ou à la Métanoia… ou au Samadhi… ne jugez pas… un son… en boucle… « walking in my shoes »… parce que finalement… l’amour qui y est mis… toujours l’amour… rien que l’amour… la route est longue… elle est là… pour quelque chose… même une… infime… 

Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… 

18 avril

Pâques…. Le Ramadan… Le Sacré… la place que nous lui accordons… moment de communion… de plongée intime en soi… de réflexions… de confrontations… de remise en question… de sourires… de partage… de rage… et de douceur….

Chacun.e jugera selon sa foi… ou pas… sourires moqueurs ou besoin d’être réconforté… prendre des forces… dans un ensemble, chantant… ou seul, au milieu d’un espace… celui de contrées vertes… ou de ses propres démons… s’apaiser… contrôler… se pardonner… nous n’avons jamais assez d’une vie pour se pardonner… ou pardonner…

Le rapport à la Foi… ou à l’autre… ou aux autres… est une traversée délicate… empruntant des voies qui nous échappent plus que nous ne le souhaiterions… la vie nous ouvre et nous surprend… 

A la manière d’Emmanuel Carrère dans « Le Royaume » ou « Yoga », nos vies changent de courbes, d’humeurs, de perceptions au gré des rencontres, des mots lus, des coups reçus ou des sourires volés… des corps rencontrés… nous sommes un et nous sommes « mille »… nous sommes celui ou celle de  1998 et celui ou celle de 2022… nous sommes celui/ celle  qui est parti… et celui/celle qui voudrait rester… qui tombe… et qui porte… écoute… qui croit… et celui/celle qui doute… qui espère être quelqu’un de bien, profondément… et qui fait quand même souffrir, tout aussi profondément… nous sommes nous et parfois un autre… qui est nous… accepter… plonger en soi… se pardonner… et ouvrir… s’éloigner… revenir… accepter… 

Notre rapport au monde n’est pas figé… rempli de certitudes, il craque… chaque seconde… pour mieux se stabiliser dans la mouvance des choix… des mots…  des actes… des moments de notre vie… et autour de nous, la réalité existe, sans nos « soi »… sommes-nous vraiment là ? avons-nous réellement besoin d’être là ? pour quoi ? pour qui ? et pour quoi faire ? futilité de nos secondes de vie… les millénaires de la terre… 

Le rapport à la prière, à la méditation, à ce qui vous parle, est un rapport à l’autre et à soi, à l’Autre… un moment d’espace qui nous permet de respirer… un moment de communion intérieur pour rester vivant… pour écouter et s’écouter… la transcendance… sans jugement… pour plonger… parfois sans remonter… sans jugement… pour s’isoler… Partir… sans jugement… comme dans ce film de 2014, tiré d’un bouquin…  Reese Whiterspoon… courageuse dans ses ténèbres… « Wild »… parce qu’elle revient… toujours elle… sans jugement… Pour nous permettre de voir l’autre… comme il est… avec amour… parce qu’au fond… qui sommes-nous vraiment ? mille et un… l’autre ou l’Autre… 

quelques notes… «Open arms »… être là… et l’amour qui y est mis… toujours l’amour… rien que l’amour…

Prenez soin des autres… des âmes…. des corps que vous aimez …avec délicatesse… avec douceur… ici ou ailleurs… sur terre ou au-delà… 

08 avril

« César et Rosalie »… 1972… Romy Schneider… Incarnation suprême du don de soi. Sans contre don. Se donner jusqu’à se perdre… de trop aimer… de trop sentir… ressentir… il suffit de regarder et regarder encore « Max et les ferrailleurs »… « L’important c’est d’aimer »… ou encore « L’enfer ».. Certains me diront « La piscine »… d’autres.. « Les choses de la vie »… et « César et Rosalie »… inlassablement…

Pourquoi aborder Romy Schneider ? c’est sans utilité apparente… finalement cela me regarde si je voue une admiration profonde et sans faille pour cette artiste qui m’a profondément et durablement marqué… 

Pourquoi… ? parce qu’en somme ma rencontre avec Romy Schneider, c’est un peu ce qui construit parfois nos vies… à plusieurs niveaux… Je n’aime pas « Sissi ». Il a fallu que je dépasse mes appréhensions concernant Romy Schneider. Un peu comme les marques que l’on met sur les gens… sur les films… sur les situations sociales… comme nos enfermements… Tant de choses ne s’ouvrent plus à nous… perdus dans nos certitudes… nous nous obligeons à jouer nos rôles dans un théâtre… et « Sissi », c’était trop de facilité… de sensiblerie… trop peu de rigueur… surtout pour un garçon d’une dizaine d’années dans les années 80… Et pourtant « Sissi », c’était Romy Schneider… 

Erving Goffman ne dit pas autre chose fin des années 50 dans son ouvrage « La mise en scène de la vie quotidienne »,  traduit seulement dans les années 70, où l’individu dans la vie quotidienne est vu par Goffman comme un acteur en représentation, et où il doit maîtriser ses actions, sa vie en somme, par des procédés de mise en scène. L’individu joue un rôle chaque jour, ou des rôles selon les situations, comme dans une pièce de théâtre ou un film[1]… 

Et donc, déjà si tôt, nous sommes dans nos carcans… nos rôles… violents… sans même nous en rendre compte… sans blâmer personne… c’est le « jeu »… 

Alors Romy Schneider… c’est l’explosion… on peut être « Sissi » et être « Rosalie »… Romy Schneider… c’est aimer… le goût des autres… c’est dépasser les clivages… c’est casser les codes… c’est ne pas s’enfermer… certains diront qu’elle s’est enfermée après dans des rôles plus dramatiques… toujours un peu les mêmes… tellement réducteur… c’est pour cela que j’aime tant « César et Rosalie »… comédie romantique ultime qui ne dit pas son nom… où elle maîtrise le jeu… elle n’est pas la maîtresse, comme dans « Les choses de la vie »… elle n’est pas celle qui fait tomber, comme dans « Max et les ferrailleurs »… elle est celle qui donne la vie, qui ouvre aussi vers des possibilités d’amour… sans frontières… avec passion… sans se perdre… en se respectant… Sami Frey et Yves Montand n’étant plus là que pour accompagner, dans la douceur de l’un et l’exubérance de l’autre, la place centrale de son être… exceptionnel… 

Finalement, si je voulais tant parler de Romy Schneider, c’est aussi qu’elle donne vie à la vie… sans concessions… jusqu’au geste ultime qu’elle s’est donné… qui est la vie… même si…  parce qu’elle estime que sans amour, sans partage profond, authentique, sans acceptation de ce que nous sommes, pour soi-même, et dans le regard des autres, dans cette pièce que nous jouons tous les jours, il n’y a pas ou plus lieu d’être… 

Parce qu’au fond…. comme un pas de danse… en toile de fond… quelques notes… «Caravan of love »… et dans vos bras, l’être aimé… votre amoureux(se)… vos enfants… vos ami.es… son regard… et le vôtre… profondément… être là… sans concessions… être là… et l’amour qui y est mis… toujours l’amour… rien que l’amour…

Prenez soin de vous… <… et des âmes et des corps que vous aimez …>


[1] Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Les éditions de Minuit, 1973 

03 avril

Je fais partie de ces gens qui pensent que l’être humain est mauvais… avant. pendant. après Jésus-Christ… guerres, viols, pédophilies, barbaries… harcèlement… coups tordus… prise de pouvoir malsaine… à l’échelle mondiale ou au plus près du quotidien d’un foyer… ma lecture du monde et de son histoire m’incite à penser que de base, si nous laissons les choses aller, nous, individuellement et collectivement, avons une tendance lourde à essayer de détruire l’autre… c’est moche… c’est humain, comme on dit… Fataliste…

Toutefois, chaque jour, d’autres faits me permettent de penser que ce n’est pas complètement perdu… des institutions… la solidarité… quelques projets sociaux… des initiatives personnelles… et des gestes… des livres, des films, des conteurs, des reportages, des concerts, des spectacles qui nous permettent de penser en allant vers l’accueil, l’accompagnement de l’autre, de sa différence, de l’enrichissement par le partage…un sourire… une main… un regard… la tendresse… des faits sans importance, qui sont primordiaux, parsèment notre quotidien… et permettent de vivre, à certains endroits, dans un espace serein, respectueux…

Néanmoins, cet équilibre est fragile. Que ce soit à l’échelle mondiale, des institutions… les guerres qui se jouent chaque jour sur notre planète nous rappellent combien la violence, le pouvoir, et les intérêts propres sont plus important que la paix…

Les féminicides, les actes de pédophilie, les meurtres parce que l’orientation sexuelle ne plait pas à des proches, les suicides suite à des harcèlements quotidiens…. Cela nous renvoie à la fragilité des actes bienveillants, d’une pensée accueillante et de protéger son voisin, son ami.e, ses proches… ce n’est pas la norme… c’est malheureusement la variable d’ajustement… il faut comprendre ce que le mot « gentil » charrie comme moquerie… vu comme une faiblesse… alors que… la gentillesse ne  veut pas dire mollesse… ne veut pas dire qu’on ne sait pas prendre des décisions… qu’on n’est pas fort… au contraire…

Aujourd’hui, rien ne me semble plus important que de développer au cœur de ses mots, de ses gestes, de ses actes, que ce soit au quotidien, avec ses proches, sur son lieu de travail, et dans les institutions dans lesquelles nous naviguons, comme moyen, oserais-je dire comme arme, la douceur et l’altruisme… comme un mantra… comme acte de courage… comme une  peau… sans rien attendre… juste pour que la vie, celle qui nous entoure, que nous embrassons, puisse permettre à celui qui est là, à côté de nous… de se déployer dans un monde riche, où la singularité peut se mouvoir dans un collectif ouvert…

Tout cela paraîtra sans doute naïf à bien des gens… peut-être… ce n’est pas très grave… si un sourire… ou un mot… et l’amour qui y est mis… toujours l’amour… rien que l’amour…

Prenez soin de vous…

12 février

Écrire le jour de ses 46 ans, c’est se confronter au temps. A sa vitesse. Inexorable. Hartmut Rosa défend l’idée que l’expérience majeure de la modernité, c’est celle de l’accélération, tout devient de plus en plus rapide. On voyage plus vite. On travaille plus vite. On mange plus vite.[1] Dans cette frénésie de l’immédiateté, les années n’ont pas été… elles ont défilé…

Alors s’arrêter un instant pour constater, au-delà du miroir qui renvoie la barbe grisonnante et les rides qui se creusent au coin des yeux, qu’il y a encore quelques minutes, j’étais dans le hall de l’école, avec mes ami.es, à attendre la proclamation de rhéto. Ou encore il y a peu à appeler la famille et les ami.es à la naissance de mes enfants.  C’était hier. Il y a presque 18 ans, 15 ans et 9 ans… 

Si je vais plus loin, je ne sais pas. Ou je ne me souviens pas. Ou je n’arrive pas à me souvenir. Déchirant. Parfois, on aurait aimé ne pas se souvenir finalement…

Le temps. Vieillir. J’ai toujours aimé vieillir. Cela nous rapproche de l’épure. Les traces. Les marques. Les coups. Les maladies. Les questionnements. Les rires. Les sourires. Les joies. Les corps. Les rencontres. Les pays. Les sensations. Aimé et être aimé. Les âmes. Se rencontrer. Vieillir, c’est se permettre de contempler. C’est constater que la vie peut faire sans nous. Et peut-être enfin vivre… je ne sais pas… 

Avec le temps qui passe,  c’est se demander ce qui nous reste. Pour prendre une main. Sa main. Ce sont nos corps qui nous rappellent que le temps file. Plus vite que prévu. Bien plus vite. Que c’est court, même si cela nous est apparu parfois long. Trop long. Ou bien plus court que ce que nous pensons. D’un coup, ou plutôt d’un mot, le temps n’apparaît plus comme une donnée maitrisable. Il s’accélère. Rien à voir avec la modernité. Juste avec notre corps. Notre mémoire. Ou l’absence graduelle de mémoire. L’épure. 

Le temps. Comme celui qu’Isabelle Carré n’a plus dans « se souvenir des belles choses ». Que reste-t-il de nos temps quand on perd la notion de ses temps vécus… ? renversante… 

Le temps. Comme dans « Le premier jour du reste de ta vie ». 5 journées particulières. 12 ans pour faire le portrait d’une famille. Et ce moment suspendu d’amour entre Zabou et Jacques Gamblin au moment de… Disparaître… que reste-t’il pour se souvenir ? une odeur… son odeur… 

Le temps. Comme les minutes intemporelles d’une chanson, celle qui vous sied, les yeux dans les yeux de votre amour, dans le salon ou dans une soirée… ces minutes à se dire sans parler, le temps qui se fige, juste un sourire, des corps qui sont des âmes, nos yeux dans les siens, ou est-ce le contraire…  il n’y a plus de temps… juste l’Amour… 


[1] Rosa Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps, Ed. La découverte, 2013

5 février

En cette période plutôt maussade, froide, parfois glaçante, nous pouvons parfois avoir l’impression de ne plus être que des couches. Des ombres aussi… La pandémie n’a pas arrangé ce sentiment diffus que nous nous enfermons, les masques marquant l’impossibilité même de percevoir nos sourires…  et ceux des corps croisés dans les rues…

Les corps. Nos corps… Ils racontent bien des histoires. Nos histoires… Une maladie vaincue. Un défi réalisé. Muscles saillants. Visage balafré. Prothèse. Claudiquant mais vivant. Quelques cernes. Boulimie ou anorexie. Les rides… un pacemaker… un trail à terminer… un enfant qui va arriver… 

La sociologie du corps… et le tatouage… selon les moments de l’histoire et les lieux, œuvre d’art, marquage social, stigmate, ou inhérent à des groupes déviants pour certains[1], peinture, narration corporelle pour d’autres… une histoire surtout…

Celle d’un rapport au corps où, selon les endroits, il intervient pour s’ancrer dans des rites, dans des communautés d’appartenance, s’intégrer dans un groupe… celle d’un rapport au corps aussi pour raconter à soi… aux autres… le corps devient un livre.. une histoire… une mémoire…[2]  

Celle d’une rencontre avec une tradition… un pays… parfois la découverte d’un corps… ou d’une âme… cela peut être une philosophie… un amour croisé… partagé… un moment de joie à immortaliser… ou l’incarnation corporelle d’un chemin vers le calme… la paix… trouver le mot… le symbole… le dessin… qui nous parle… qui nous permet aussi de regarder nos corps… parfois mutilés…. ou de les sublimer…  ou d’aller plus profondément dans nos âmes en recherche ou abîmées… ou simplement apaisées… poser dans le regard de soi et de l’autre que nous sommes alignés…  celle d’a(e)ncrer pour soi… comme un dialogue avec soi… avec les autres… dans la découverte… la rencontre… intérieure… et dans la construction d’un lien social… par l’échange que ce corps suscite… 

« Alabama Monroe », 2012, Veerle Baetens… tatoueuse… et les histoires que son corps livrent… sublime… intense… le corps … et signifier l’importance de l’Amour…

« The Outsider », 2018, Jared Leto… et l’intégration d’un étranger dans la culture des Yakuza, passant par l’affirmation du corps… et son ancrage visuel… l’appartenance…

Et finalement, « asphalte »… Raphaël… « J’ai marché sur ta peau.. sur ton asphalte… j’ai marché, j’ai dansé sur ton cuir épais… j’ai marché sur tes lignes, marché sur tes croix… (…) »

Les corps… nos corps… ils racontent bien des histoires. Nos histoires… et celles de l’humanité… des peuples… des autres… de l’autre… de lui… d’elle… de l’amour… toujours…


[1] La déviance étant entendue au sens de Becker, dans « Outsiders » et son étude sur les musicien de Jazz et les fumeurs de Marijuana, c’est-à-dire que « la déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui régissent à cet acte »

[2] Rioult C., Le tatouage: un certain regard sur le corps, Journal Français de Psychiatrie, 2006/1 n°24, in cairn.info

Le Breton D., Signes d’identité : tatouages, piercings, etc., Journal Français de psychiatrie, 2006/1 n° 24, in cairn.info

Le 29 janvier

Parfois, nous nous trouvons à la croisée des chemins. Sans savoir nécessairement de quoi ou de qui ou comment tout se mettra en place. Être juste en face d’un carrefour aux multiples ramifications et se demander ce qui va faire le chemin, en couches superposées, alors nous respirons, comme quand nous allons courir… une foulée après l’autre… dans un ballet aérien… en observant ce qui se passe autour… en essayant d’être à l’écoute de son corps… et un moment donné de ses sensations… corporelles… sensorielles… et pour les plus ouverts… spirituelles… être dans un autre monde.

Dans ces moment-là, il nous arrive de voir défiler nos vies… ce qui était doux… brutal… ce qui nous a construit ou ce qui a posé problème. Et à chaque pas, chaque respiration, des voix… des visages… des corps… rencontrés et aimés… à chaque pas… à chaque respiration… ce que nous aurions peut-être dû faire….

Quelle est notre responsabilité dans nos défaites, dans nos sourires, dans notre écoute, parfois notre pardon, envers soi, envers l’autre ? parce que nous nous rendons compte que ce qui importe, c’est l’amour donné dans l’abandon, que l’autre, au final, soit ce qu’il veut être.

A la manière d’un danseur, l’équilibre des muscles. Ou à la manière d’un marathonien, les gouttes qui perlent, et la grâce d’un sentiment de vie… même une goutte… 

Miossec, « les joggers du dimanche »… « après quoi courrons-nous »… à quoi pensons-nous… à qui… à chaque pas… à chaque respiration… 

Et cette question, sans lendemain, sommes-nous quelqu’un de bien ? nos actes enrichissent-ils celles et ceux qui nous côtoient ? avons-nous eu assez d’écoute ? étions-nous assez présent ?

« Hector et la recherche du bonheur »… psychiatre rangé, Hector (magnifique Simon Pegg) se rend compte que ses patients cherchent le bonheur, indéfiniment. Alors il faut partir, prendre des chemins escarpés et se confronter, pour finalement… 

A chaque pas… à chaque respiration.. nous faisons des choix… que nous voudrions rationnels.. précis… basés sur des décisions comprenant une colonne à gauche et une à droite… en essayant de ne pas froisser, de maitriser, de ne pas brutaliser, de rendre la vie plus juste et plus douce. Combien de fois ne nous sommes-nous pas trompés alors que si nous avions écouté les sensations ? … chaque respiration…

Comme celle de prendre le chemin de gauche alors que… juste parce que… et même si finalement cela se termine mal… qu’avons-nous appris ? de nous… des autres… de la société… et quel autre croisement allons-nous rencontrer ?… quelles histoires…quels sourires…

Chaque pas et chaque respiration… et là au bout… simplement ce poème de Fernando Pessoa… « Lorsque viendra le printemps, si je suis déjà mort, les fleurs fleuriront de la même manière et les arbres ne seront pas moins verts qu’au printemps passé. La réalité n’a pas besoin de moi (…) »[1], et s’asseoir pour aller cueillir le Samadhi… pour respirer éternellement…


[1] Fernando Pessoa, « Lorsque viendra le printemps », extrait de « Le gardeur de Troupeaux » , Gallimard, 1960

22 janvier

L’enfer. Les médias. Nous. La question. Stromae. La communication dans l’information. Et vice versa. Débat. Chacun en pensera ce qu’il veut. Ce n’était pas là l’important. L’enfer. Les mots utilisés. C’est bien de cela qu’il était question, non ?

« j’suis pas tout seul à être tout seul

Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête

Et si j’comptais combien on est

Beaucoup (…) »

Selon l’OMS, « on compte toujours un décès par suicide toutes les 40 secondes »[1]… 800 000 personnes se donnent la mort à travers le monde chaque année[2]. Et bien plus encore. Les statistiques n’abordent que le dit. Les non-dits s’enterrent dans les allées des cimetières.

Le suicide. Et le sentiment de ces pensées qui tournent sans arrêt dans la tête. Stromae. 

Loïck Nottet. « Mr/Mme ». Le mal être. La dépression. Penser au suicide. Chanson tout aussi bouleversante. Aux racines de sincérité pour celles et ceux qui y sont passés, qui y passent. Un chemin. De douleurs inexplicables parfois. La présence essentielle des psychologues. Des psychanalystes. Pour nous aider à comprendre. A y arriver. A trouver. Le sens de ce qui pourrait nous permettre de faire un petit pas. Puis un autre. En sachant que nous allons encore tomber. Et parfois se relever. Parfois…

« Deux moi »… François Civil et Ana Girardot… Klapisch… des signes de la dépression… sans vraiment au départ savoir pourquoi… et les réactions si souvent présentes de la famille… dans un trajet de silence, d’évitement, de maladresse ou simplement minimiser… L’indifférence pour ne pas comprendre. Se prémunir. Parfois le sarcasme ou l’ironie. La blague stigmatisante. François Civil contient tout ce qui peut toucher. Rien de dramatique de prime abord. Et doucement y plonger. Et trouver le chemin. Une fin ouverte. Heureuse…

Jean-Paul Rouve, « Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part ». Gavalda. La mise en lumière dans un geste…  le vide qui peut nous tirailler… se sentir hors… un geste… Rouve incarne ce basculement dans ce qui n’est plus toujours maitrisable… le vide… s’être trompé… être là… pour qui… et pour quoi faire… le vide…

Les trajets ou les chemins. Les mots que nous pouvons endurer. Le mal être, la dépression ou le mot qui vous appartient… quel que soit son origine (maladie qui nous épuise, agressions vécues, stress, harcèlement moral, vide de sens, perte de sens, traumatisme, rupture,… et on peut croiser, multiplier…) et ses conséquences… sont des espaces et des moments de vie qui sont mis de côté, déplacés, parfois moqués, ou minimisés, comme des incompréhensions dans un monde normé, policé, fantasmé, guerrier, déshumanisé, positivé outre mesure, enjolivé… 

Alors les chemins qui font tomber, questionner au plus profond de soi, qui font pleurer, perdre le sens et le goût de continuer, qui font te recroqueviller, qui te font te détester, au plus profond de toi-même… on les met où dans ce monde-là ?

On peut dire beaucoup de chose en somme sur ce dimanche 9 janvier un soir sur TF1, de Stromae, de la com… une mise en lumière salutaire, à une échelle mondiale, de ce que nous sommes des millions de personnes à vivre au quotidien… à essayer de ne pas tomber tout le temps, à se relever… ou pas… à chercher, à essayer de pardonner ce qui peut l’être pour soi… pour les autres aussi…  à essayer de s’aimer… s’aimer…  et aimer… pour trouver un chemin de vie plus doux… 


[1] www.who.int

[2] www.rtbf.be