[Parenthèse 6… ]
{Devant les portes encore closes, le frémissement était perceptible. Le soleil, généreux, distillait sa chaleur réparatrice. Après des semaines de froid et de pluies intenses, les corps, et surtout les têtes, avaient besoin de sentir une source palpable de douceur réconfortante. Le brouhaha du marché connexe amplifiait le sentiment diffus qu’il était temps maintenant que quelque chose se passe. Quelques jeunes femmes discutaient sur un parvis non loin. Elles semblaient happées par les tribulations loufoques d’une de leurs amies avec un jeune homme qui devait être au goût de toutes. Il apparaissait au fil des minutes que chacune avait eu droit à sa part. Les cris des chalands accentuaient l’impression que ce dessin printanier allait se confirmer de semaine en semaine, le point d’orgue étant les jours d’été, ici ou ailleurs, où les peaux et les regards déambulent dans des rues de cités estivales à la recherche d’un objet ou d’une denrée qu’il sera bon de ramener, en souvenir personnel ou en logorrhée collective pour signifier concrètement que les vacances s’enracinaient dans des contrées magnifiées.
Un homme, à l’âge indéterminé, commandait son pain, gris, mais pas trop complet, à la farine d’épeautre, mi-cuit, labellisé bio, si possible tranché, « mais trop grosse les tranches ». Derrière, une jeune femme attend. Elle n’a rien à faire des pains. Elle observe le marchand, lui sourit. Déjà 9 semaines qu’elle vient chaque mercredi lui acheter à peu près tout ce qui est possible dans ce qui est proposé. Toujours le même regard, des deux côtés. Une certaine gêne aussi. La dernière fois, il a posé un sourire en lui tendant son sac. Elle ne sait pas trop ce qu’elle attend pour lui proposer d’aller boire un verre. Julien. Elle sait qu’il s’appelle Julien.
Les portes s’ouvrent. A la manière d’un troupeau qui va à l’abattoir, les corps se délient. D’abord de manière erratique, puis, avec les mouvements, les zones de confort se créent. Un ballet, si on pouvait observer cela depuis les hauteurs d’une tour, se dessine dans les travées des couloirs à traverser. La délivrance. Les cris, les ballons qui tapent, les enfants qui s’appellent. Les retrouvailles comme s’ils étaient partis depuis des semaines. Cette tradition aussi, celle qui veut qu’au moindre rayon qui pénètre dans les espaces récréatifs des écoles, les manteaux et les pulls décident subrepticement de s’évader de leur prison dorée des corps d’enfants pour se cacher dans les endroits les plus improbables des cours de récréation. Les t-shirts respirent. Enfin, ils peuvent eux aussi goûter à la douceur d’un vent chaud, à l’odeur mêlée de la spontanéité et celles des attentes démesurées que les adultes imposent à des histoires et des chemins qui commencent leur périple, là où leurs âmes, qui attendaient devant il y a encore quelques minutes, posent parfois doucement déjà le regard dans le rétroviseur d’une époque qui semble une éternité fanée.
Là, au milieu, il s’arrête. Il observe. Il n’appelle pas. Il ne cherche pas vraiment. Il sourit aux sourires. Pose des « bonjour » et des « comment vas-tu ? ». Mécanique sociale, qui n’empêche pas d’être authentique et bienveillante. Il sait qu’il ne reconnaît pas toutes ces voix. Il fut un temps où il pensait que pour être un bon père, il fallait s’insérer, sociabiliser, paraître et communiquer. Il sourit à nouveau, seul dans la cohue. « Papa ». Il court. Les cheveux mouillés par la partie de football ou de handball suivant ce qui aura été interdit ou pas, il saute dans ses bras. Le choc est violent. 40 kg plus 10kg de cartable. Même avec le temps, l’expérience des précédents ne permet pas toujours d’anticiper l’impact. Ils vacillent, s’accrochent l’un à l’autre. Ils rigolent. Autour d’eux, ses ami.es, celles et ceux du moment, pour « la vie » de quelques mois, ceux des années « fondamentales », espérance de la jeunesse. Ils vont rentrer maintenant, pour profiter pleinement de ces instants.
En arrivant chez elle, le regard un peu vague, elle pose son sac sur la table, retire sa veste. Légère, elle fait valser ses chaussures. Les pieds nus, elle déambule dans son salon. Elle a pris une tranche de pain. Elle se couche dans le canapé. Quelques notes se déposent et prennent l’espace “Love with open arms / love the birds who left / to flicker in the skies…” “Mercredi prochain, c’est certain”.…
Dehors, à quelques kilomètres de là, une ambulance se lance dans les rues embouteillées. Elle se faufile. Elle hurle son urgence. Couché sur le brancard, le jeune boulanger ferme les yeux, balloté par les brusqueries obligées de la monture motorisée. Perte de connaissance avec plaie aux visages suite à la chute. Il n’entend que vaguement les voix des personnes présentes. Il ferme les yeux. Il voit le sourire de cette femme. 9 semaines déjà qu’elle vient là. Sarah. Il l’a entendu la première fois quand elle est venue avec son amie ou sa collègue, ou peut-être les deux à la fois. Couché, il se dit « Mercredi prochain, c’est certain »… Son cœur s’arrête une seconde fois… Il/elle ne sait pas qu’il n’y aura pas de troisième fois… }
[ Éphémères…]
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