[Parenthèse 9… ]
{Assis sur sa chaise, il rigolait depuis quelques minutes déjà avec son voisin de table. La quarantaine, comme lui, ventre légèrement rebondi, celui qui se dessine petit à petit au fil de semaines à grignoter le long de journées allongées, se terminant avec un verre à la main le soir venu, en préparant un repas qui n’en finit pas. Il n’avait aucune sympathie pour les propos qu’il tenait. Il avait simplement promis à sa compagne qu’il ferait un effort pour se rendre sympathique et essayer de s’inclure dans les conversations qui s’improviseraient. Cet exercice lui était souvent pénible, à la ripaille des conventions sociales obligatoires, il avait toujours préféré les tablées improvisées avec quelques ami.es triées sur le volet de ses raideurs sociales. Elle exécrait cet aspect de sa personnalité. A 40 ans passés, il avait décidé que c’était à prendre ou à laisser. Après, cela faisait longtemps qu’il n’avait plus aimé quelqu’un comme cela, simplement. Elle avait le don de l’embarquer dans la vie, sans avoir jamais besoin de le pousser dans le dos.
Elle n’avait jamais vraiment su s’il l’aimait. Il ne lui avait jamais dit. Cela faisait maintenant un peu plus d’un an qu’ils étaient ensemble. Ils s’étaient rencontrés chez des ami.es communs. Elle l’avait trouvé suffisant, froid, légèrement hautain, de ceux qui n’ouvrent la bouche que pour s’adresser aux personnes qu’il connaît, sans doute parce que les autres sont trop insignifiants à ses yeux. Élégant, elle lui aurait quand même posé un baiser quand il avait plongé son regard dans le sien. Toutefois, il avait quitté la soirée assez tôt pour se rendre à un concert. Elle avait du mal à l’imaginer se mêler à la foule, son petit cul se dodelinant aux sons des guitares électriques ou des machines électroniques. Elle n’avait plus jamais entendu parler de lui pendant des semaines.
De loin, son verre de vin en main, le col de son polo légèrement humide par la sueur qui commençait à advenir, il l’observait. Elle s’activait, passant de l’un à l’autre, des sourires aux attentions contrites, des baisers aux enfants qui s’étaient chamaillés, aux rires à gorges déployées avec ses amies qui devaient certainement lui raconter leurs dernières virées de célibataires affirmées. Elle lui avait plus immédiatement. Ce sont des choses qu’on n’explique pas. Il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole de la soirée lorsqu’il l’avait rencontrée. Timide, mortellement timide, il n’avait pu que plonger dans son regard quand elle avait parlé de la beauté fulgurante de Romy Schneider, tout en avouant qu’elle adorait se mater des Marvel à longueur d’un dimanche sans lumière d’une journée d’automne belgicain. Il aurait voulu lui poser un baiser ce jour-là. Il avait simplement fui, prétextant un concert, auquel il se rendit sachant qu’il n’était pas sold out, publiant quelques images la nuit venue afin de justifier son départ précipité. Acte d’un ridicule affirmé dans la mesure où elle ne faisait pas partie de ses ami.es et qu’elle n’avait pas pu voir les photos d’une AB dansante et brûlante.
La nuit était tombée sur les jardins, les quelques barbecues lancés dans les maisons à quatre façades de cette rue plutôt bourgeoise de Bruxelles écumaient les odeurs de viandes fraichement brûlées, accompagnées des salades diverses que chacun.es avaient apportées, rivalisant d’originalités pour pouvoir justifier d’une approche pour les uns bio, pour les autres locales, et finalement pour les derniers simplement traditionnelles, reflétant soit des approches et des goûts politiques, soit des questionnements culturels quant à la manière dont les couches antédiluviennes pouvaient se mélanger depuis maintenant des siècles. Au-delà de ces considérations, il s’était naturellement retrouvé assis dans l’herbe, un verre de bière à la main, occupé à chantonner discrètement, tout en observant les quelques jeunes adultes se retrouvant avant de partir pour boire un verre à quelques encablures de là, où il y a plus de 20 ans, il allait lui aussi goûter à l’ivresse de sa jeunesse.
Peu avant minuit, elle était venue s’asseoir à côté de lui. Il n’avait plus bougé de la soirée. Une tape sur sa tête, elle lui avait dit : « tu ne changeras donc vraiment plus… ». Il avait simplement souri. Elle avait ri. Une légère fossette s’était dessinée. Dans un mouvement lent et suffisamment doux, il lui avait pris la main, tout en se levant, laissant les traces de son passage enfoncées dans les herbes décimées. Du salon, qui donnait sur la terrasse, il avait entendu cette chanson-là. Quelques notes qui trainaient à se déployer jusqu’à cet endroit un peu plus reculé de ce jardin cloisonné. Elle savait vers quoi il l’emmenait. Prête, elle emboita son pas. Leurs corps serrés, enlacés, ils s’abandonnaient à la danse amoureuse, parfois rieuse, laissant aux autres le soin de les observer s’aimer. Pour leur éternité.}
[ De la douceur…]