05 Mars

[Parenthèse 3… ]

{Assise, elle pose son regard sur les silhouettes éparses qui déambulent dans le parc. La journée est déjà bien entamée, le soleil luit avec une intensité redoublée. L’été, suffoquant, n’a pas baissé les armes malgré un mois de septembre très largement avancé. Sur les pelouses qui se rejoignent en tombant dans ce point d’eau presque asséché, des enfants jouent, crient, hurlent, insouciant au désastre écologique qui frappe durablement et inexorablement les surcouches de la planète. Quelques adolescent.es déambulent, les peaux exposées, presque cramées pour certain.es. Les fleurs qui se jouent sur les dermes encore quasi vierges de ces jeunes adultes en devenir laissent présager des histoires fortes et douces, comme l’histoire de l’humanité en conte depuis la nuit des temps. 

Derrière elle, elle sent, ou plutôt elle voit, ce couple octogénaire qui descend prudemment les marches de l’escalier escarpé. Lui, endimanché, fier, il ne laisse pas entrevoir que ces genoux calleux lui imposent de serrer les mâchoires plus fortement chaque jour que dieu fait, « mais quel dieu impose cela » se dit-il. Son chapeau sur la tête, il regrette amèrement les folles échappées qui encanaillaient sa vie d’avant, celle de ses 30 ans, où, cheveux au vent, fort d’un kilo de testostérone mal éduquée, il allait chevauchant les dames, offrant ce qu’il pensait être des moments de gloire, pourtant si éphémère, tellement réels, parfois cruels. Elle, tout à son affaire, recroquevillée sur sa canne usée, elle est enfermée dans un monde depuis longtemps usité, défraichi. La petite voix lui dit, sans s’arrêter, sans discontinuer, dans un tempo de plus en plus échevelé, que cet homme avec lui n’est pas son mari. Il est bien trop vieux. Trop avachi. A 30 ans, lui dit sa petite voix, on n’a pas à trainer avec des vieux rabougris. Elle frappe, d’un coup, d’un seul, sur la jambe de cet homme-là, qu’elle n’aime pas.  « Mon grand-père, voilà ce qu’on m’impose depuis des mois » se dit-elle, au son de sa petite voix. 

Non loin de là, allongée sur une couverture achetée aux fripes dans un souci évident de se conformer plutôt que d’épouser une idéologie qu’elle comprend et qu’elle voudrait plus assumer, elle se délecte d’un livre récemment acheté, petit roman romantique où elle sait déjà que Mélanie embrassera Julian à la page 264, après avoir réussi à surmonter, dans un processus construit et structuré, les méandres du passé. Dans un coin de son sac, pour celles et ceux qui s’y faufileraient, on pourra voir un traité de sociologie sur la décomposition de la structure familiale postmoderniste dans la société transgenrée, thèse qu’elle essaie de conclure. Brillante, elle sait que terminer, c’est peut-être s’échouer aussi. Quelques centimètres plus loin au fond de ce sac, ou de cette vie, les boites de sypralexa se confondent avec les quelques compléments survitaminés que lui impose la pression grandissante de sa compagne de terminer ce travail pour s’investir plus drastiquement dans la future parentalité qu’elle attend, elle, depuis maintenant 3 ans.

Posée, elle entend, au plus profond de soi, les notes de cet album qu’elle écoutait. Chaque mesure. « The Circle », disque majeur de Yodelice, qu’elle avait usé sur la platine qu’elle avait acheté un jour d’été, un peu similaire à celui qui se joue aujourd’hui. Traversée, elle doit maintenant s’en aller. Sa vie d’avant n’est plus que le regard qu’elle peut poser sur ses âmes qui virevoltent dans un monde sans pitié. Il y a quelques années déjà qu’elle déambule dans les travées des sensations diffuses, imprégnées des pensées, des corps et de l’amour qui parfois s’échappent de ces êtres qui se fondent et se confondent. Elle se lève. Personne ne la voit. Au mieux, certain.es peuvent la sentir. Évanescente, elle suit une dernière fois du regard les quelques corps qui se meuvent, vivant. Elle n’est plus. Depuis longtemps déjà…}