19 février

Laura venait de raccrocher avec sa belle-mère. Lilian s’était assis à côté de Lissandro. Manon, Mattéo et Sandra regardaient Alicia caresser le visage de cette femme en pleurs, des singes qu’ils ne parvenaient pas à identifier les observant avec une sorte de stupéfaction, et de perplexité, qui laissait entrevoir toute l’humanité qui s’échappait de cette scène. Manon s’était assez rapidement déplacée vers Laura, craignant qu’elle ne bouscule avec sa générosité et son impulsivité l’acte qui avait commencé à se jouer au moment où la paume avait arrêté les gouttelettes salées de se déposer sur les vêtements déjà humides d’Emma. 

Tout autour, le soleil, la chaleur, les bruits de klaxons, l’odeur mêlée de l’essence frelatée, des huiles saturées, des pores dilatées, et des baumes étalés sur les corps et les cheveux des indiens et indiennes de Trivandrum s’imprégnaient doucement dans le cortex cérébral et les peaux de l’ensemble de cette troupe, familiale, embarquée dans un tableau qui lui échappe, et lui échappera certainement encore.

Manon n’était pas encore arrivée chez Laura que Matteo se mit à courir, maladroitement, tirant sur ses bras, suivi comme son ombre par Sandra, qui ne savait pas pourquoi elle avait dû ordonner à ses muscles des mollets de s’étendre et se détendre, à ses pieds d’effectuer des torsades mal maitrisées dans un sable chaud, aux allures de désert humide. 

Lissandro et Lilian restaient là. Un sourire discret. La posture retenue de ses deux âmes engageait des forces qu’eux seuls, au détour des retours de Manon ces derniers jours, avaient pu réellement contrôler. Parfois, le faux et le vrai ne sont pas des réalités mesurées. Souvent, elles sont fantasmées. 

Avant de pouvoir l’approcher, ses pieds se sont heurtés. Sans concentration, Matteo en revient brutalement à sa condition. Sandra, apeurée, culbute juste à côté, s’étalant dans les bras d’une dame d’une beauté qu’elle n’avait jamais imaginée, si ce n’est en voyant, il y a deux minutes à peine, la mère de Matteo et cette inconnue au visage trempé. Anjali regarde Sandra, la prend dans ses bras. A terre, les bras écartés, magnifiant à même le sol la croix d’un fils crucifié, Matteo attend. Il sent que le poids d’un père aimant vient se poser à côté de lui. Un silence…

Le front posé sur la fenêtre, Romain regarde, vidé, la pluie qui s’est remise à tomber sans discontinuer depuis le départ d’Alicia. Au loin, les cris ont recommencé. Il n’est plus sorti depuis quelques jours déjà. Nombreux de ses ami.es ne répondent plus. Les tirs, les pluies, la boue qui dévale des rues de Bruxelles, les évidoirs qui ne se referment quasi plus. Les scènes apocalyptiques se multiplient partout en Europe. Il ne sait plus si c’est la planète qui se rebelle définitivement, ou si ce sont les hommes qui anticipent dans des scènes de révolution tant de fois jouées la mort prochaine de leur continent. Acide, les eaux qui déferlent sur les pentes asphaltées découpent patiemment les peaux criblées de balles des corps qui s’amoncellent. Il passe sa main dans ses cheveux. Il voit Alicia cette nuit-là. Elle ne voulait pas partir. Cela faisait quelques jours qu’en compilant les articles de presse, en les recoupant avec les tensions historiques et les choix politiques de ces dernières années, et l’évolution climatique que personne n’était jamais parvenue à annihiler, il lui avait simplement suggéré d’y aller, sans lui toucher un mot de ce qui lui semblait devoir arriver. Inexorablement. Les protéger. Comme le père qu’il n’a jamais été. A cet instant, une déflagration s’entendit au loin… la fenêtre se brisa.

Dans la ruelle de la vieille ville, un jeune homme s’arrête. Il la regarde passer. Elle le dévisage. Old Delhi ne sent plus l’odeur pestilentielle des viols sordides des décennies passées. Elle traverse la rue. Tout de vert et rouge vêtue, un lassi à la main, elle s’approche. L’odeur de la banane vient lécher ses narines. Elle lui sourit, et dans un élan commun, ils décident de changer de cap, peut-être de prendre des risques, et de ne pas suivre ce que le bon sens demanderait. Et dans une infinie seconde, avec une patience compulsive identique, ils empruntent les pas de leur certitude commune…  

{ nos âmes…profondément…}