La chaleur se réverbérait sur les routes partiellement asphaltées, parfois goudronnées, souvent caillouteuses. Les moissonneuses batteuses s’activaient depuis la fin juin. La poussière s’élevait alors dans l’air et se posait sur les peaux trempées de sueur des corps qui s’activaient un peu partout dans la campagne. On pouvait dessiner les courbes des muscles qui doucement commençaient à fatiguer. Sur son minuscule vélo, il faisait tourner les jambes d’un village à l’autre. Comme chaque année à pareille époque, il parcourait, solitaire, les chemins qui pouvaient l’emmener loin des autres, peut-être déjà de soi. Les années 80 avaient cela de merveilleux qu’on laissait aller sans crainte les enfants s’aventurer dans les contrées sans nécessairement penser qu’au coin d’un trajet mille fois emprunté, puisse gésir par terre un vélo abandonné.
Il pédalait en pensant être Laurent Fignon, Bernard Hinault, ou Pedro Delgado, parfois simplement pour ne plus être rien. Les étés 80, pour les belges francophones, même quand ils restaient en Belgique, avaient les parfums des radios françaises, du Tour de France, de Coluche et Le Luron, se flageller à la suffisance et aux moqueries des « cousins » était presque normal pour les « petits » belges. Il lui arrivait sur certaines routes de fermer les yeux, quelques instants seulement, et d’imaginer que la vie s’échappe déjà. Fermer les yeux. Quand il trouvait un coin plus calme, presque caché, même s’il était déjà difficile de trouver des espaces non urbanisés, non colonisés, il lançait son vélo, un Peugeot, de course évidemment, à la lisière du gris et du rouche, et se couchait dans l’herbe. Il respirait, les gouttes traversaient sa peau. Il regardait le ciel, bleu, si profondément.
Il rentrait après une heure ou deux. Il espérait parfois trois. Ses grands-parents l’interrogeaient. A chaque fois, il expliquait qu’il avait été vers d’autres maisons, dans d’autres villages, et que de fil en aiguille, les kilomètres s’étaient accumulés. A 8 ans, peut être 9, on ne calcule pas. On pédale. Les apéros s’enchaînaient chaque soir. Les parties de cartes rythmaient des soirées sans télévision. Le son de la radio. RTL France. Les rires prenaient le dessus. Quand on a cet âge-là, dans une forme de magie, noire, on a la faculté d’oublier, de s’abandonner, sans doute de pardonner ou de ne pas comprendre. Ou trop bien comprendre. Et de l’enfouir.
Au moment de se coucher, comme chaque année, il ne savait pas. Il se mettait au lit. Les doudous près de lui, et chaque fois, un peu plus de doudous, personne ne l’avait noté, même pas lui. Au moment de fermer les yeux, seul, il sentait son cœur s’emballer. Les draps bougeaient légèrement. Nu, le corps collé, rien d’autre ne se passait. Son ours dans les bras, il ne bougeait plus. Juste la respiration. Et l’impression qu’être aimé, c’est être collé, protubérance d’un autre portée vers le ciel. Fermer les yeux et pédaler. Être Pedro Delgado, Laurent Fignon, Bernard Hinault. Juste respirer…
Lissandro regardait la mer. Ils étaient arrivé à Trivandrum il y a quelques heures. Personne n’avait compris, Manon était là. Elle l’avait embrassé avec une telle douceur et il avait souri en la voyant. Ils étaient. La mer balançait ses vagues les unes contre les autres. Au loin, ils avaient aperçu une fête. On leur avait dit qu’il y avait un mariage. Il savait que c’était son père. Manon lui avait déjà tout expliqué dans l’avion, quand il avait les yeux fermés. Il y a des étrangetés, des dons, et des croyances que certain.es ne toucheront jamais pendant que d’autres s’en immergeront. En voyant les couleurs qui tournoyaient dans le ciel de cette journée ensoleillée, en percevant les rires et les sons des musiciens indiens qui s’activaient à donner une force presque épique à l’instant qui se jouait devant eux, il s’était mis à penser à ce moment où son père, un soir, sans autre forme de délicatesse que de lui prendre doucement la main sur le perron de la maison de sa mère et de Romain, il lui avait raconté qu’il y a des secrets enfouis qui rongent les âmes, qui les détruisent, et les pulvérisent. Entre quelques sourires, sa main serrant un peu plus fort à chaque fois, il lui avait expliqué, le regard embrumé, le verbe court, qu’un jour tout s’était brisé, comme cela, juste un mot chez sa psy. Notre cerveau se construit des barricades insensées sur lesquelles nous allons nous empaler. Il avait regardé Lissandro ce jour-là dans les yeux avec une telle intensité qu’il y avait vu toute la souffrance qu’il avait essayé, parfois maladroitement, de transformer en amour. Après cela, il n’avait plus vu son père. Il était déjà parti.
Au loin, entre les personnes qui s’activent, celles qui boivent et ceux qui rient, il reconnait sa démarche. Il imagine que la femme qu’il tient dans ses bras est Anjali. Il s’assied dans le sable chaud, pose ses écouteurs sur les oreilles, balance un son… « Love is a wave… around our bodies »… ce cuivre… sa voix… Asaf Avidan… Au même moment, à quelques mètres de là, Alicia frôle de sa main Emma, adossée à un arbre, les joues pleines de larmes… A cet instant, Anjali posa un baiser sur les lèvres de Dimitri… et lui susurra… « Ils sont tous là… »… le cuivre se mit à résonner… un peu plus fort à chaque fois…
{ … (s’)Aimer…}