La nuit était déjà bien entamée. Les derniers métros grondaient dans les sous-sols de la ville. Quelques ombres, collées aux abords des bouches, s’entassaient dans les alcôves ténues et orageuses, où les seringues et les corps décharnés, usés, se touchaient pour se réchauffer, les yeux hagards ne proposant d’autres issues qu’une peur avouée de se faire violer.
Non loin de là, dans les lumières stroboscopiques d’une salle de concert branchée, d’autres mouvements, pour les uns saccadés, pour d’autres plus chaloupés. Les accords électriques et électroniques s’entremêlent, donnant aux esprits fatigués, enjoués, les possibilités de se laisser emporter, sans penser aux erreurs du lendemain. Les mains se touchent, les regards, quelques verres d’alcool à la main où les bouteilles se fracassent dans des effusions de joies apocalyptiques.
Attablé, Mattéo regarde Sandra et leurs am.ies bouger, rigoler, s’enivrer. Certains sont défoncés. D’autres ne sont clairement plus là, embrumés dans leurs pensées, harassés et acculés par la violence des sons. Dans un coin, Laura et Lilian s’embrassent tendrement, leurs rires muets s’entendant jusqu’au bout de la salle. Les sons s’entrechoquent. Les lumières explosent. Les sauts. Les corps. La transe.
Dans un mois, ils seront partis. Tous. Direction l’Inde. Enfin. Lilian et Laura se sont ajoutés à la fête. Ils partent ensemble. Elle combinera avec son travail. Lilian a décidé de venir. Ils laisseront les enfants à leur mère et Romain. Kovalam. Cela fait tellement de temps qu’ils en parlent. Il sent une main se poser sur son épaule. Lissandro. Sans faire de bruit, il est arrivé. La surprise de dernière minute. Il a pris un billet sans rien dire à personne, même pas à Manon. Elle est partie, quelques jours après l’accouchement. Il dit qu’il ne sait pas où elle est, qu’elle lui a laissé juste une lettre, en lui disant qu’elle va revenir, juste que là… Il le regarde. Lissandro lui sourit, comme si tout cela était normal. Il a juste dit à tout le monde : « Elle en a besoin. Elle va se ressourcer. Je la retrouve chaque soir, quelque part, au-delà de ce que vous pouvez comprendre ». La petite va rester chez leur mère et Romain aussi. Lissandro commande une vodka. Mattéo décline.
Sandra bouge, saute, crie. Elle exulte, expulse. Ses peurs. Elle voudrait parfois ne pas l’avoir rencontré. Ne pas avoir eu à vivre ses crises, ses chutes, ses moments à l’hôpital. Elle bouge. Ses ami.es rient. La boucle s’enchaîne avec une autre boucle, et encore une autre. La foule n’est plus qu’une masse de corps qui sont unis et en même temps singuliers, collectivement présents, opaques, et individuellement perdus dans leurs pensées, enfouis dans leurs peurs, à vomir, ou leur angoisse, à déchirer. Sandra le regarde. Il est beau. Il a changé. Elle l’aime. Elle n’a pas bougé d’un pouce quand le médecin a dit : « la SEP ». Elle lui a juste pris la main et lui a dit : « je suis là ».
Lilian s’approche. Sa vodka à la main, Lissandro lui propose un autre verre. Lilian acquiesce et l’enlace. Ils rigolent. Laura les observe de loin, pendant qu’elle continue à faire bouger son corps au rythme des autres corps et des bruits qu’elle perçoit encore. Elle ne sait pas pourquoi Lilian a tellement insisté pour venir avec eux et ce que Lissandro vient faire dans cette histoire. La barbe de plus en plus fournie, Lissandro ressemble de plus en plus à un ours, et depuis que Manon est partie, il semble apprécier de plus en plus se retrouver dans sa caverne, perché sur les hauteurs avoisinantes de la ville. Lilian, en enlaçant Lissandro, lui demande, avec délicatesse et surtout discrétion : « tu l’as encore vu récemment dans tes pérégrinations ? et Manon, elle y est déjà ? ». Lissandro sourit. Il passe sa main dans sa barbe. D’un geste doux, qui tranche avec la fureur du lieu, il caresse la chevelure fournie de Lilian, et de manière imperceptible, l’informe qu’elle est arrivée hier, et qu’elle l’a vu. Lilian boit son verre d’une traite.
Les sirènes de police déchirent le silence blafard de la ville. Dans une bouche de métro près des quartiers branchés de Bruxelles, deux coups de feu ont résonné profondément. Les yeux injectés, la jeune fille, qui traine de rue en rue depuis quelques mois, n’a plus supporté les corps poisseux, collés… forcée… Personne n’a bougé. Le sang qui coule, doucement se mêle aux crasses accumulées et laissées dans les coins et recoins de ces espaces abandonnés.
6h, le soleil commence à se lever. Sandra prend sa main. Mattéo n’a pas bougé du bar tout au long de la nuit. Il la prend dans ses bras. Nus, couchés dans leur lit, il écoute. Il n’y a pas un bruit, sauf quelques oiseaux qui s’appellent. Elle ferme les yeux. Les siens restent ouverts. Quand elle s’est enfin endormie, dans la douceur de leur nuit qui commence, il a ses quelques mots qui lui viennent : « Je t’aime »…
{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… même loin… chaque seconde…}