11 décembre

Le soleil venait à peine de se lever. Quelques fourmis essayaient de se faufiler entre les dalles mal ajustées qui menaient à l’aéroport. Les restes de quelques burgers végan et de tacos industriels trainaient, épars. La malbouffe teintée d’authenticité commerciale multiculturelle s’amoncelait. Rien ne changeait vraiment.

Dans la file du vol pour Delhi, première escale avant Kovalam, Mattéo ne cachait pas son stress, à la différence de sa sœur, qui pour son travail, vole des milliers kilomètres chaque année. Lissandro sourit, il lit dans ses pensées. « Ne t’inquiète pas, tu n’as jamais pris l’avion, tu ne peux pas être bloqué. ». A côté de lui, Lilian ajuste sa chemise, vérifie qu’il a bien pris sa tablette, quelques bouquins, des écouteurs. Il est encore de la vieille école. Autour de lui, tout semble figé. Lissandro continue à sourire, il pense à Manon. La nuit dernière, ils se sont parlés. A leur manière. Au-dessus des mondes, au-delà de leurs corps. Assis, sur cette plage de Kovalam, ils ont simplement regardé la mer, quelques indiens se promener. Entendre aussi le son de sa voix. Et cette femme qui ne le quitte plus. Manon les attend à Delhi, aucun d’eux ne le sait. 

Figé, elle a hésité à leur dire. Cela fait des semaines maintenant que les enfants lui parlent de ce voyage en Inde. Romain ne supporte plus les voyages, même dans le cadre strict actuel. « Cela reste une hérésie » dit-il souvent. Il a perdu des ami.es, engloutis dans les catastrophes qu’il qualifie toujours de « culturelles et non naturelles ». Alors quand il lui a dit d’y aller, elle n’a pas compris. Il lui a juste dit  qu’il ne savait pas lui-même pourquoi, juste qu’il sentait qu’elle devait y aller, pour eux. Elle touche l’épaule de Laura. Incrédule, celle-ci reste sans voix. Entourée de ses collaborateurs, un peu à l’écart de Lilian et Lissandro, elle dévisage sa mère. Dans un geste instinctif, elle la serre dans ses bras. Soulagée. Depuis le début, elle ne comprend rien à ce voyage. Mattéo et Sandra qui décident d’aller à Kovalam pendant que le projet le plus important pour elle se construit à Kovalam. Lissandro et Lillian qui décident de venir, son frère restant inlassablement mystérieux quant à ce qui s’est passé avec Manon à la suite de la naissance de leur enfant. Elle pense à son père. Elle sourit.

Deux mètres devant eux, une personne se fait refouler. Cela arrive parfois. Certains essayent. En vain. Sandra passe la première. Scannée, le contrôleur la laisse passer. Son premier voyage en avion, et avec le vol retour, son dernier avant 10 ans. Elle vient de consommer ses kilomètres permis pour la décennie. Il suffit de passer sous le portail. Juste une puce. Intégrée sous la peau. Toutes les données d’une vie. Sandra respire. Laura est l’exception du groupe. Elle utilise le quota de son entreprise. Alicia les regarde. Elle ne parvient toujours pas à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Ou elle le comprend trop bien. Son scan passe aussi.

Sur les écrans, réels ou virtuels, la présentatrice du journal annonce que les rebellions suite à la baisse du pouvoir d’achat ont été réprimées et que l’union européenne se félicite d’avoir pu empêcher des groupuscules extrêmes d’utiliser une période complexe pour mettre à mal le processus de reconstruction démocratique autour de la coalition des droites populaires qui s’est mise en place sur l’ensemble du territoire européen. Les noms des rebelles arrêtés apparaissent. Une dernière fois. Dans le même temps, les quelques fourmis qui s’étaient amoncelées sur les poubelles crasseuses de l’aéroport sont pulvérisées, en même temps que les restes de cuisine indonésienne.  

Sur la plage de Kovalam, Dimitri et Anjali se sont assis autour d’un feu improvisé par quelques connaissances. Soucieux, il pose sa main sur son épaule. Elle ne sait pas trop ce qu’elle doit imaginer. Il reste parfois insondable et même si son état est stable, la maladie rend parfois les choses plus complexes. Il continue de l’appeler parfois dans ses nuits. Elle ne lui en a rien dit. Elle sait. Autour d’eux, les chants s’élèvent, vers les étoiles d’une nuit noire et pleine. Enfin assis, il dépose délicatement un baiser dans son cou, avec ses quelques mots : « si on se mariait demain… »… la tête sur son épaule, elle lui serre la main… quelques étoiles répondent aux chants enivrants qui s’élèvent… demain… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… dans les âmes… même loin… à chaque instant…}