30 octobre

Un léger vent faisait frissonner les feuilles des arbres avoisinants. Le soleil, par vague successive, imprégnait les ombres qui se formaient sur le chemin qui menait à l’église St Mary à Kovalam. Les odeurs d’huiles et de graisses saturées empestaient. Les pakoras, les jalebis et les bhajis s’amoncelaient sur les stands du marché. La chemise déjà trempée en partie,  alors qu’il approchait tout juste 9h, emplissait sa tête de souvenirs lourds. Dimitri s’assit au premier rang. Seul, il n’avait pour compagnon que les quelques oiseaux qui étaient entrés dans l’édifice pour se protéger de la chaleur. 

Entouré de couleurs blafardes, le regard criant, il prit le temps de respirer.  Il observe la croix. Attaché, clouté, Jésus lui rend son regard. Les yeux dans les yeux. La même douceur d’un côté comme de l’autre. La même tension intérieure aussi. D’un côté, trahi par les hommes et condamné à mourir par son Père, tout Dieu qu’il est. Pour s’étendre, il faut sacrifier. Au plus doux. Au plus juste. Au plus aimant. De l’autre, le silence de ces années. Condamné à terrer. Au point d’oublier littéralement sa jeunesse. Des années envolées, parties en fumée. Juste, un jour de séance, se déchirer. Trahi par… ne pas nommer. Jamais. Il faut se sacrifier. Au plus doux. Au plus juste. Il est des équilibres. Des dieux. Ceux que chaque famille se construit. Cette maison. Cette chambre. Sentir, collé contre soi, sans pudeur, le corps nu. Est-ce cela aimer ? A 5 ans ou 6 ans, on n’enfonce pas des clous pour vous briser. 

Ils se regardent. Une porte s’ouvre. Quelques touristes entrent. Il reconnait les jeunes mariés rencontrés il y a deux jours sur la plage. Un signe. Quelques sourires. Il ferme les yeux. Il se rappelle ce jour où d’une traite il a tout sorti à sa psy, plus surpris qu’elle de ce qu’il déposait,  ou plutôt dégueulait… Il se souvient de chaque sensation. Sa veine se gonfler. Les yeux remplis de larmes qui ne coulent pas. Puis qui se déversent. Sa colère contre ce silence. Contre ce dieu. Celui fait homme. Il n’avait jamais vraiment pris attention. Pourtant. Quand vous n’avez quasi plus aucun souvenir de pans entier de votre vie, que vous partagez par procuration des histoires racontées, presque autour du feu. Le sourire obligé pour faire croire que… 

Elle est entrée en même temps que ce jeune couple avec qui ils ont discuté longuement l’autre soir. Elle savait qu’il serait ici. Dans son sac, elle a emporté une autre chemise. Quelques biscuits aussi. Un peu de thé. Elle avait hésité ce matin en s’habillant entre un sari à dominante rouge ou vert. Elle a finalement choisi un bleu. Comme celui de ses yeux. Ils doivent aller cet après-midi à une conférence. Elle présente les résultats de ses réflexions sur l’accompagnement des jeunes enfants dans les bidonvilles. Hier soir, il n’a pas arrêté de parler  du récit de ce jeune garçon violé pendant des années dans l’orphelinat sensé le protéger. Véhément, elle a eu peur qu’il ne reparte dans une crise de démence. 5 secondes. Le temps qu’il pose ses yeux sur elle et lui dise d’une traite. Son combat intérieur. Son silence. Comment arriver à vivre encore. Sa culpabilité. Sa conviction que certaines de ses merdes sont liées à cela. Et l’idée aussi assez destructrice parfois que même ce qui est beau en lui a pu se construire là-dessus.

Sa main se pose sur la sienne. Elles se serrent. Elle regarde ses bras. Chaque mot posé prend plus de sens encore aujourd’hui. Il la regarde. Jette un œil à ce jeune homme de 33 ans, la barbe hirsute, couronne d’épines sur la tête. Lui sourit. Lui aussi, du moins il aime le croire. Le temps d’entendre quelques enfants jouer dehors, lambeaux défaits. Les klaxons reprennent le dessus. Ils étaient toujours là. Il retire sa chemise. Un homme le hèle. Il regarde le fils de Dieu, le torse nu, les gouttes de sang éparpillées. Il enfile la chemise bleue qu’Anjali lui a apporté. Il l’embrasse. Surprise, elle rougit. Sa main serre encore plus fort la sienne. Ses longs cheveux noirs se déposent doucement sur son épaule. Il ose un deuxième baiser sur son front. Au fond de son cœur, il récite ses paroles : « pardonne leur… »

Le soleil de plomb tentait, en vain, de laisser les âmes s’embourber dans les corps meurtris par la chaleur. 

Au loin, en Europe, ou ailleurs, dans une rue perdue d’un village ou d’une ville, un enfant monte dans la chambre. Il fait noir. Il ne respire plus. Seul son souffle régulier, fétide, humide, bestial s’entend dans la maisonnée. Dehors, quelques vélos passent. Un barbecue s’est mis en route. Deux ou trois verres. Le silence… 

Ce soir-là, Dimitri et Anjali ne se sont pas endormis. Enlacés, ils n’ont pas fait l’amour. Ils se sont juste aimés… 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des âmes… chaque seconde… il y a parfois des éternités}