Courir. La pluie fine qui pénètre les vêtements se confond à l’odeur âcre de la sueur qui imprègne les tissus des tenues. Les nuages épars provoqués par la condensation des corps qui, dans un ensemble chaotique, s’ébrouent à marteler ce bitume gris, confèrent à la scène des allures d’un film post apocalyptique. Il respire. Son regard est attiré par un couple qui le dépasse. Le rythme cohérent et souple de leurs foulées, la douceur de l’un et les yeux rieurs de l’autre. Sa main posée, quelques secondes, sur la peau grasse et sale de son amoureux. Ses pieds, il regarde ses pieds. Chaque pas qui est assumé. Il respire pour avancer. Son corps n’exulte pas. Une dame s’approche, cela fait quelques centaines de mètres qu’il sent, dans son dos, qu’un autre va le dépasser. 100 mètres. 50 maintenant. Quelques foulées encore. Elle le regarde, il lui sourit. « On ne sait pas pourquoi on fait cela, mais encore 10KM, les 32 kilomètres d’échauffement sont passés ». Il rit, lui dit « Bon courage. Vous êtes encore bien là. Merci.. ». Elle le salue. Il sait pourquoi il est là. Comme chaque personne qui frappe de manière continue les trottoirs et les chemins de cette escapade dominicale.
Il pense à sa neurologue. Le dernier rendez-vous, le traitement enfin trouvé. Le calme relatif après la tempête. Le calme. Elle est un peu spéciale sa neurologue. A côté des médicaments obligatoires, avalés pour contrer les poussées, son approche se concentre sur les alternatives, l’alimentation, la méditation, la thérapie psychologique, le sport, les étirements. Un peu comme si la maladie, ce n’était qu’un prétexte pour simplement avoir l’opportunité de se connaître, ou d’oser aller profondément, sans tabou, au plus loin de soi. Comme si… Il respire. Encore 6 kilomètres. Ses muscles se raidissent. Une légère douleur, lancinante, s’invite dans son mollet droit. Juste une pointe, comme si quelqu’un passait un léger chalumeau sur les tissus endoloris par la fréquence régulière du martèlement depuis maintenant presque 3h30.
« Chaque seconde compte, vous savez. » lui a-t-elle dit après son contrôle neurologique. Ces questions, ces tests, toujours quasiment les mêmes. Répéter les mots. Se concentrer sur les phrases qui ont été dites. Se concentrer. Un mot, et devoir produire une suite de mots. Le noir. Toujours le noir. Essayer de trouver dans ce putain de cerveau les connections. Ce n’est pas que physique, c’est mental. Terriblement. « Chaque seconde compte, et encore plus quand vous avez une maladie auto-immune avec atteinte neurodégénérative. Elles sont précieuses. Et vous avez de quoi faire du beau ». Ces mots résonnent. Elle est particulière mais elle le tient en vie. Sans elle, et eux, il ne serait plus là. Chaque seconde s’écoule plus vite que pour les autres depuis qu’il sait ce que son corps habite. Il regarde autour de lui. Il hume l’air frais au-dessus des quelques têtes et corps qui se regroupent pour terminer, ensemble, ce défi individuel qui s’harmonise dans un sourire collectif. Son voisin court peut être pour se prouver qu’il n’est pas encore un vieillard. Les foulées rapides et denses des deux jeunes femmes ont peut-être pour but de s’aimer et d’avoir partagé, dans un exercice peu commun, une forme de solidarité amoureuse. Ils commencent à entendre le speaker de l’arrivée. Max Richter résonne dans son casque. « Mercy ». Qui écoute Max Richter pour courir un marathon. Il s’éveille. Il n’y a plus vraiment de réalité concrète. Il est là, sans l’être. « Chaque seconde compte, vous savez. ». Il sait. Il les a dégeulées ces secondes. Il les haït. Il s’est détesté d’être cet homme-là, parce qu’on ne demande pas cela. Personne. Il sourit. Les yeux fatigués..
« Mattéo ». Il tourne la tête. La pluie fine s’est invitée tout le parcours. Ses vêtements noirs ne font plus qu’un avec lui, les gouttes, la sueur. Il ne sait pas s’il est encore un corps, un esprit. Olafur Arnalds. « 21.05 ». C’est parfait pour allonger encore une dernière fois sa foulée. La ligne d’arrivée. Il voit un espace vert. Il se couche, non sans avoir remercié les bénévoles à l’arrivée. Il boit. Il pleure. Tout. Il déverse. Son corps se délie. Il respire. Ferme les yeux. Pose les paumes de ses mains sur l’herbe. Il s’imprègne de la Terre. Les battements de son cœur se raréfie. 45. 40. Il fait un. Il s’éveille. Il sent sa main. Sa tête qui vient se déposer dans le creux de son épaule. Un baiser sur sa joue. Ses lèvres qui se posent sur sa peau. Les pores dilatés. Le goût du sel. « On fait un bébé ce soir, mon Amour… ». Les secondes…
{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des âmes… chaque seconde }