05112016

Cher Monsieur Juncker,

J’ai hésité à vous écrire. Cependant, votre entretien dans « Le Soir » pour vous justifier m’a donné le dernier coup de massue. Vous êtes encore plus loin de nous que je ne pouvais le penser. La tentative de réconciliation me paraît encore plus pathétique que vos interventions fustigeant nos institutions. Non, le commissaire qui a tenu les propos incriminés ne devait pas simplement s’excuser, comme vous nous l’expliquez. Il devait démissionner. C’est cette démarche que nous attendions de vous. Pierre Bouillon l’explique avec justesse dans « Le Soir » de ce 5 novembre : « Il eût fallu marquer le coup, n’est-ce pas ? Mais non. Et c’est parce qu’on laisse couler à chaque fois qu’un autre bavard, plus tard, poussera encore un peu plus loin les limites du savoir-vivre. Comme on ne sanctionne pas, ou à peine, ce qui scandalise le lundi, énerve à moitié le mardi pour devenir ordinaire le mercredi ». Le sommet reste alors le fait que dans le même entretien, vous nous dites qu’il y a un problème de gouvernance dans certains pays de l’UE et que vous êtes inquiets des dérapages dans certains pays, espérant que « les peuples ne laisseront pas faire ceux qui in fine leur nuiront ».

J’en suis resté sans voix. Oui. Puis des souvenirs. Des discussions passionnantes que je me souvenais avoir eu quand j’avais 20 ans ou un peu plus, dans un hôtel rempli d’autres jeunes venus d’horizons divers, nous expliquions que l’UE était un projet sans nul autre pareil, qu’il allait permettre de développer un projet sociétal ouvert, qu’il fallait passer par des stratégies économiques mais que l’Europe sociale était là, à nos portes, que c’était le prochain chantier. Enthousiaste, nous espérions également qu’unis, nous irions vers plus d’éthique dans la politique. Les partis verts étaient de plus en plus forts. Les drames sociaux, sociétaux et éthiques qui touchaient nos pays et la classe politique nous et vous obligeaient à construire un monde plus juste, où chaque femme et chaque homme, chaque enfant auraient les mêmes droits, les mêmes accès à la santé, à la culture, à l’éducation. Que les brebis galeuses du monde politique, celles et ceux qui spolient, utilisent leurs réseaux pour s’octroyer des avantages à leurs profits ou aux profits de leurs entourages allaient être définitivement écartés, surtout que le bien-être des individus, le respect des individus et de la planète serait le moteur des politiques européennes.

20 ans plus tard, je me suis mis à regarder dans mes vieux films. Je suis (re)tombé avec délicatesse sur deux chefs-d’œuvre, méconnus du grand public. « ça commence aujourd’hui » de Bertrand Tavernier. L’histoire d’un directeur d’une école maternelle, confronté à la misère des familles, aux problèmes sociaux et qui se bat pour que ces enfants puissent avoir accès à un enseignement digne, ouvert. Ce Daniel dans l’histoire, il incarne l’éthique/la justice sociale. Face à la barbarie du marché. Face à la stupidité des administrations. Face à la destruction massive engendrée par des politiques économiques absurdes, inhumaines. 1999 ce film. 1999… « Los lunes al sol » de Fernando Leon de Aranoa. L’histoire d’hommes, qui chaque lundi, chaque semaine se rendent dans une ville industrielle du Nord de l’Espagne à la recherche d’un boulot. Ils résistent, aux humiliations des banques, des administrations. Ils résistent aux angoisses qui rongent. Qui vous vieillissent plus que de raisons. Ils résistant face aux regards aimants, perdus, inquiets de leurs familles, de leurs femmes, de leurs enfants. Ils incarnent la dignité. Face à la souffrance. Face à la relégation. Face à la dualisation grandissante d’une société gangrénée par une unique obsession, celle de la rentabilité mortifère. 2002 Ce film… 2002…

Je les ai regardés à nouveau ces films. 15 ans. Cela pourrait être des films d’aujourd’hui. Sauf que la situation s’est empirée. La précarité est plus grande. Les soins de santé deviennent impayables pour une majorité des individus. Le chômage baisse au même rythme que les individus sont exclus des systèmes de protection sociale. On parle de « jobs » « jobs » « jobs »… Mais c’est quoi un « job » ? Cela ne veut rien dire un « job ». Quel salaire ce « job » ? Dans quelle condition sociale ? J’en ai vu des jobs dans les rues de Delhi, Monsieur Juncker. J’en ai vu. Ils étaient en haillons. Ils avaient 10 ans parfois. Ils ne rentraient pas chez eux. Ils vivaient à 15 dans un appartement. En Indonésie, ces jobs allaient chercher du souffre dans des conditions déplorables. J’en vois aussi des « jobs » dans mon métier. Des parents qui ne peuvent pas s’occuper de leurs enfants parce que la flexibilité l’impose. Parce qu’il faut deux, trois, quatre « jobs » pour payer un loyer, des charges, juste à bouffer. Des adolescents ou jeunes adultes qui doivent faire appel au CPAS ou prendre un « job », pas pour la galerie mais juste pour manger. Eux ou leurs familles. Et cela se dégrade chaque jour.

Rien. L’UE est un échec. Je constate que beaucoup de mes contemporains de la quarantaine partagent mon avis. Nous si enthousiastes au soir de nos 20 ans, nous ne pouvons que constater l’échec. Vous êtes des fossoyeurs en fait. Celui d’un projet humain, celui des rencontres égales entre toutes les classes sociales, de toutes les langues. Vous semblez incapable de porter un projet permettant le bien commun du plus grand nombre. Je ne parle pas de « jobs ». Je parle d’une société basée sur l’éthique/permettant à toutes et tous d’avoir des salaires décents dans des conditions décentes/ Interdisant la production de biens dans des conditions d’insalubrité, faisant travailler des enfants/ ne « trafiquant » pas avec des pays dictatoriaux/ … Une UE de la bonne gouvernance. Vous laissez ce travail à la société civile. Alors nous pensons nos plaies. Nous mettons des emplâtres sur vos désastres pour tenter de construire ce monde plus juste socialement, plus éthique et plus durable que vous tentez d’étouffer.

Il est impossible de croire à votre UE, soumise aux diktats de quelques lobbys et industries, dont le seul credo porte sur le développement d’un marché économique destructeur de l’homme et de la planète. Votre UE, c’est le CETA. C’est l’absence d’accueil pour les migrants. C’est la montée de l’extrême-droite dans quasi l’ensemble des pays membres. C’est la dualisation sociale. Des fossoyeurs. Vous aviez les cartes en main. Vous aviez les moyens. Vous aviez nos espoirs. Vous avez tout fait exploser…

Pour terminer, je reste sur l’image de Charles Michel souriant avec les dirigeants chinois. Cela aurait pu être vous et les dirigeants d’Arabie Saoudite ou du Quatar. Le cynisme politique affiché d’un dirigeant européen…. n’entendant pas le bruit des bottes de Marine, et de tant d’autres, s’acheminant tranquillement pour prendre la place que vous leur offrez…