Toute une vie…

Beaucoup de choses ont été dites par rapport à la chanson des Enfoirés. Réactionnaire. Symptôme d’une incompréhension des gens d’en haut par rapport à ceux d’en bas. Les stars versus les communs des mortels. L’incompréhension aussi par rapport à JJG. Jean-Jacques Goldman. Personnalité préférée des français. Attendu, ou vu, comme le messie dans le panel des chanteurs populaires de la chanson française. Une synthèse parfaite d’un côté rock FM (chanson euphorisante et « slow » à tomber) et d’une qualité d’écriture accessible, tout en étant travaillée.

Les Enfoirés. Coluche d’un côté. Des jeunes « vedettes » de l’autre, pour reprendre un terme suranné, mais qui correspond mieux au statut de Christophe Willem et Emmanuel Moire, par exemple. A l’opposé de fou du roi, « présidentiel », engagé dans des discours et une action sociale que représentait Michel Colucci.

Cela fait des années que les Enfoirés subissent des critiques. A juste titre à mon avis quant à la qualité intrinsèque de ce qu’ils proposent aujourd’hui. Mais si la qualité de ce qui est offert est plus souvent en deçà de ce qui se faisait à l’origine du projet, l’évolution du concept (qui engendre une certaine forme d’incompréhension aussi), n’est en somme que logique.

C’est un produit qui correspond aux réalités et à la demande formulée par un public qui souhaite aujourd’hui de l’                « Entertainment ». Le chanteur ou la chanteuse sont des danseurs/danseuses. Ils bougent, virevoltent, changent de tenue, s’essaient à la vanne. Beyonce, Taylor Swift, Lady Gaga sont les modèles proposés, transposés en Shym, Tal, M Pokora. Ce n’est pas ma tasse de thé, mais en somme c’est une réalité, qui dépasse nos frontières francophones. Ce qui est problématique ici, c’est que c’est dans le cadre d’un projet qui parle de précarité. Le contraste entre les deux est parfois inaudible, en dehors de la qualité des interprétations offertes. En somme le produit a mangé l’objet social.

JJG, et les artistes qui continuent à associer leur image à ce produit, s’inscrivent dans une démarche d’action caritative, plutôt inspirée par la charité et sur base unique d’une action personnelle permettant d’aider son prochain, et donc ici d’amasser un maximum d’argent là où sans doute Coluche voyait dans « les restos du cœur » plus une action sociale, c’est-à-dire qu’au-delà de l’action qu’il mettait en place pour aider les personnes les plus fragiles (et donc effectivement engranger de l’argent pour faire vivre l’association), cette action s’inscrivait également dans une réflexion plus large quant à la cohésion sociale de notre société, démarche qui est absente aujourd’hui.

Par ailleurs, sur la chanson en elle-même, « Toute la vie », que je trouve assez problématique dans le contexte de la cause qu’elle doit soutenir, notamment sur la stigmatisation des personnes qui se trouvent dans des situations problématiques et le simplisme quant à la manière dont le monde fonctionne, je pense que s’y ajoute un problème de lecture du travail de Goldman. Beaucoup se sont étonnés de lire que c’était JJG qui avait écrit ce texte, alors qu’il chante l’individualisme forcené, proche du « do it yourself » américain depuis toujours.

« Là-bas » n’est finalement qu’une invitation à suivre son rêve, quitte à y perdre la femme qu’on aime et qui t’aime, parce que tout est possible « à mon âge si tu as la force et la foi » . « C’est ta chance » aborde le fait que si tu es moche, pauvre, il faudra par toi-même, tout seul (et donc sans famille, sans soutien scolaire, sans aide de l’état) parvenir à gagner quelque chose, et que c’est finalement une force aussi.

« On ira » aborde le versant de l’évasion, de la liberté, de l’individualité. On pourrait en prendre d’autres : « je marche seul», « encore un matin » dans lequel il dit « … un matin de rien pour en faire un rêve plus loin » , « au bout de mes rêves », «elle a fait un bébé toute seule », « il changeait la vie »…

Il y a chez JJG cette écriture du destin individuel, de la force de l’acteur et du parcours mené sans aucune aide, d’un chemin construit à la force de sa propre « foi », sans attendre d’appui, de qui que ce soit, et surtout pas des infrastructures publiques. C’est par toi-même que tu y arriveras, quelle que soit ta condition initiale.

En somme, « Toute la vie » n’est qu’une énième version de ses chansons. Version ratée ici. Parce qu’elle engage plus que lui. Cette chanson signifie les restos, et toutes les personnes qui ont besoin de cette aide parce que leurs chemins sont chaotiques. Ratée parce que contrairement aux chansons citées plus haut, elle fige et stigmatise les individus dans des rôles et les oppose (les jeunes versus les vieux, ceux qui n’ont rien et ceux qui possèdent). Ratée parce qu’elle oublie des questions essentielles, comme celle de la solidarité intergénérationnelle et des contextes dans lesquels nous nous trouvons… comme le disait Maxime à une époque…
« Est-ce que les gens naissent égaux en droit
à l’endroit où ils naissent
que les gens naissent pareils ou pas » …