Difficile d’écrire. J’ai beaucoup d’admiration pour toutes celles et ceux qui ont pu mettre des mots sur les événements qui nous ont explosés en plein visage. Pourtant, vu ma place d’enseignant, de sociologue, de père de trois enfants, d’athée ayant vécu dans une tradition catholique ouverte, j’en ai des sentiments qui traversent mon cœur.
J’ai lu des dizaines de lettres, d’analyses, d’opinions. J’ai vu et entendu des dizaines de témoignages, d’entretiens, de débats. Certains m’ont touché. D’autres m’ont heurté. J’en ai parlé avec mes enfants, avec mes élèves, avec mes amis. Difficile d’écrire. Je ne voulais pas le faire. Puis, ces débats, ces propositions, et cette mascarade : une heure de citoyenneté dans les écoles. Une heure. 50 minutes en fait. L’armée dans les rues. Beaucoup. La déchéance de la nationalité. Etre rien en somme. Voilà nos réponses institutionnelles et politiques. Et le sentiment que nous n’avons rien compris.
La présence de l’armée, c’est la réponse virile. Celle qui rassure nos instincts de survie. Le sentiment d’être envahis. Je comprends l’intérêt de protéger certains espaces, certains lieux. Un temps. Dans le respect de la liberté individuelle. La mienne. Celle de me laisser pousser la barbe par exemple, sans être vu comme un extrémiste. C’est surtout la proportion de la réponse sécuritaire face aux réponses du vivre ensemble qui me questionne. C’est surtout l’absence de regard critique des politiques, à l’échelon national et international, quant à leurs responsabilités dans ces tragédies.
Concernant le gouvernement fédéral, rien. Oui, rassembler les différents responsables des courants philosophiques et religieux de notre pays pour dire ensemble qu’il faut respecter la liberté d’expression. Entendre le même jour Monseigneur Léonard dire qu’il ne choquerait jamais un autre courant religieux, en oubliant qu’il a pu par contre choquer les communautés homosexuelles, c’est moins grave… Ou pour constater que pour le pape, il est tout de même possible de donner un « coup de poing dans la figure » de son voisin quand on se moque de certaines choses, sa mère étant ici la représentation de la religion, si j’ai bien compris le message. Finalement quelle différence…En même temps qu’attendre d’autre.
Plus dérangeant encore. La déchéance de la nationalité. Je n’arrive pas à comprendre l’idée. En somme pour répondre à la barbarie des actes commis, le message de l’état c’est de dire à ces jeunes, à ces individus : vous n’êtes plus rien pour nous. Je ne suis pas grand-chose. J’ai parfois du mal avec les raisonnements complexes. Les théorèmes, cela n’a jamais été mon truc. Cependant, ces jeunes, ces individus, s’ils vont jusqu’à penser que se péter la « gueule » fait une vie et construit son chemin, ce ne serait pas parce qu’ils pensent déjà que pour la société et l’Etat, ils n’étaient rien.
En effet, de ce que je lis et des analyses plus pointues de spécialistes plus érudits que moi, ces jeunes semblent être, en partie, le produit des manquements criant des politiques publiques depuis des années. Des politiques sociales et économiques qui dualisent et ne permettent pas d’insertion sociale durable dans des métiers porteurs, par exemple.
Une politique urbaine, par exemple, qui parque les individus les plus précarisés dans les mêmes espaces, délabrés et noir, dont proviennent, semble-t-il, ces jeunes.
Un système scolaire qui s’appuie sur un quasi-marché scolaire institutionnalisé avec les bonnes et moins bonnes filières, avec les techniques et professionnelles jugées des plus négativement par la société, et qui voit les traces des raisonnements critiques s’effacer au profit d’une logique marchande.
Une politique culturelle délaissée, dénigrée quand elle essaie d’entrer dans l’espace scolaire, abandonnée aux pratiques commerciales des plus influents. Une politique sportive qui suit le même créneau.
Je noircis. On me répondra qu’il y a les politiques de revitalisation urbaine. On peut en parler. Elles existent. Elles permettent de développer certaines choses. Elles sont ponctuelles. Mais quelle politique durable ?
La majorité des individus qui sont confrontés à des conditions sociales, urbaines et scolaires défavorables ne prennent pas la voie du terrorisme. Il y a un moment donné le libre arbitre. Je l’entends. Heureusement. Néanmoins, les politiques ont créé les chemins qui permettent à certains d’avoir le sentiment d’être « rien » ou quantité négligeable pour la société dans laquelle on se trouve, qui pousse à se dire finalement qu’on est rien pour cette société puisqu’on en vient à nier son individualité pour une cause supérieure et une cause qui elle vous accueille en tant qu’individu. Un échec pour nous. Un échec pour vous. Alors ajouter comme sanction que vous n’êtes vraiment rien. J’ai du mal. Ne devons-nous pas au contraire développer des politiques qui permettent d’être inclus dans la société et partie prenante ? Ne devons-nous pas au contraire développer des sanctions qui permettent à l’individu de comprendre qu’il fait partie de cette société, de notre société, même si il a commis les pires monstruosités ? Je vous laisse à vos réflexions. J’ai ma réponse.
Par ailleurs, on peut pointer également l’extrême hypocrisie de la réponse politique proposée. Là où tout nous montre qu’il faut investir dans des politiques sociales et soutenir le secteur non-marchand qui tient la baraque comme il peut là où les mondes économique et politique les ont abandonné, qu’il faut changer de paradigme, l’ensemble des politiques européennes, fédérales, régionales et communautaires nous proposent réduction, rejet, absence d’investissement, statut décimé, austérité… Pointer les paradoxes. Déplorer.
Finalement, la réponse scolaire. Celle qui nous fait sourire, à défaut d’avoir déjà beaucoup pleuré. La révolution copernicienne proposée. Dès la rentrée scolaire 2015, au mieux, une heure de citoyenneté dans le cadre des cours philosophiques. Une heure. 50 minutes en fait. Un peu moins puisque le temps de remplir certaines obligations de liste de présence, de journal de classe également, ce sera un peu moins. En somme, c’est comme déclarer que nous allons combattre la faim dans le monde en distribuant une tranche de pain. Une aiguille dans une botte de foin. Paradoxale question d’ailleurs que ce cours de citoyenneté. En fait, on palabre sur un des objectifs prioritaires du Décret Missions. Tout simplement. L’article 6 du Décret Missions, décret fondateur de la politique scolaire en Belgique francophone que nous devons suivre et respecter, déclare qu’il faut « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouvertes aux autres cultures ».
1997 ce décret. Quels ont été les moyens pour développer cette politique ? Quelles ont été les mesures structurelles prises pour développer cet article? Rien. Il y a eu des débats, des études. Finalement, ce sont certaines écoles qui ont pris le débat en main. Avec la création de projet autour de l’école citoyenne notamment. Heureusement. En même temps, mal belge francophone. Suivant l’école dans laquelle vous vous trouvez, on abordera peut être ces questions essentielles. Les programmes ne sont pas construits avec ces questions au cœur de leur contenu. Uniquement de manière parcellaire, dans certains cours. La matière est vaste : parler de citoyenneté, c’est parler de démocratie participative, représentative, directe, de participation de la société civile, de liberté d’expression, de représentation, de construction de la loi, de société civile, de pluralisme, de mandataire politique, de questions économiques, sociales, religieuses, philosophiques, d’équité, d’éthique. S’il faut ajouter en plus la question d’une histoire des religions. Alors, 50 minutes par semaine, c’est signifier la cosmétique de la chose. Les laisser dans les cours de religion et de morale, c’est créer la confusion quant à la pertinence de ces questions. Ces problématiques sont transversales. Ces problématiques sont singulières. Elles nécessitent de les aborder dans les cours mais en même temps dans un cours. Elles nécessitent qu’elles soient abordées dans la vie, toutes les vies, dans tous les espaces, dans toutes les décisions. Elles nécessitent aussi que les politiques développées dans le domaine social, économique, urbanistique, culturel, sportif, scolaire soient à même de ne pas être déjugées dans les cours que nous construisons avec eux.
Elles nécessitent en somme que nos représentants politiques soient à la hauteur aussi de cette exigence…
(N.B. : je vous conseille de (re)lire « La galère : jeunes en survie » de François Dubet. Cet ouvrage date de 1987. Il paraît tellement actuel. Il fait mal. Il nous oblige.)