Les indicateurs de l’enseignement qui viennent d’être présentés ont focalisé l’attention. Pierre Bouillon a livré un édito dans « Le Soir » du 4 décembre d’une belle sensibilité et d’un réalisme questionnant quant à la place que la « peur » prend dans notre système scolaire[1]. Nous avons érigé la peur en ligne directrice de notre système scolaire, avec le sentiment généralisé que cette peur était juste et permettait d’impliquer les élèves dans un travail de compréhension des matières alors que nous avons surtout développé chez eux le principe de répétition à court terme.
J’en reviens à une réflexion que j’avais eu en son temps concernant l’évaluation, le bac, les épreuves externes. J’y disais que l’idée d’un bac et d’épreuves externes n’est pas neuve et que l’apparition d’un test certificatif en fin de secondaire n’est pas réellement une surprise. Joëlle Milquet, jeudi soir sur « la Une » dans « Jeudi en prime », a répété son souci de mettre en place un bac. Cela me semble contradictoire par rapport aux indicateurs qui viennent d’être présentés, et cela me laisse à nouveau songeur quant au projet global de notre système scolaire. C’est intriguant. Qu’est ce que ce type de test et d’épreuve apportent aux élèves ?
Vous allez me dire : Pourquoi revenir avec ces questions ? Les indicateurs expriment la réduction du redoublement, Pierre Bouillon parle de la peur et toi tu reviens avec ta question du bac et des épreuves externes ?
Oui. D’après moi, cela met en évidence une vision erratique du système scolaire. Nous n’avons plus de projet.
Que peut réellement retirer l’élève du système dans lequel il se trouve? Le principe d’un monde binaire où les matières ne se croisent pas ? Où les enjeux sont cloisonnés dans des principes fermés sans nuances ? Que finalement évaluer un être, c’est l’enfermer dans des logiques de réponses formatées permettant de construire des indicateurs globaux mais avec quel sens de construction de la pensée critique ?
Aujourd’hui, à force de ne plus savoir réellement ce qu’il faut faire pour améliorer le système scolaire, l’évaluation n’est plus un outil avec l’élève au centre de sa finalité mais un dispositif d’agrégation de données permettant d’entrer dans un jeu de comparaison de système.
L’enjeu de la réflexion doit porter sur un projet porteur global de notre Ecole qui puisse rassembler les acteurs de notre système scolaire, avec nos enfants au centre de la réflexion, et avec l’idée qu’ils puissent disposer d’un esprit critique suffisamment construit pour se positionner dans le monde qui les entoure. Mais ce projet doit inclure les équipes pédagogiques, toutes les équipes, mais aussi des acteurs connexes, du monde universitaire, artistique, sportif, culturel, économique marchand et non marchand. Le pacte d’excellence ne sera une réussite démocratique que si la ministre s’engage dans ce travail de fond avec l’ensemble de la société civile et l’ensemble des acteurs de l’enseignement. Ce n’est pas gagné.
Les indicateurs ont également mis en évidence une autre problématique : le nombre d’élèves orientés vers l’enseignement spécialisé. En dix ans, le nombre d’élèves a augmenté de 35% en maternelle, de 14% en primaire et de 21% en secondaire, avec une tendance plus prononcée d’orientation vers le spécialisé des garçons. Dans le cadre d’une telle augmentation, je fais l’hypothèse, avec d’autres comme Jean-Pierre Coenen, président de la Ligue des droits de l’enfant, que derrière ces chiffres se cachent des processus de relégation sociale[2].
On peut d’ailleurs se demander si les chiffres à la baisse du redoublement ne sont pas simplement la mise en exergue de principe de contournement de la norme via un processus de relégation vers d’autres filières ou types d’enseignement, permettant à l’élève de passer son année, et donc de ne pas entrer dans les statistiques de redoublement. Croiser ces données serait sans doute souhaitable.
En fait, ces chiffres mettent en évidence le poids des décisions par rapport à l’avenir proche de nos élèves. En effet, les conseils de classe prennent des décisions qui ont un impact réel sur la vie de nombreux étudiants et qui modifient fondamentalement la carrière scolaire et la trajectoire sociale parfois de ces jeunes.
Ces décisions qui sont prises souvent dans un flux tendus de relations interpersonnelles entre enseignants et qui n’ont parfois lieu dans certaines sections que 3 fois sur l’année doivent aussi nous interroger sur la place que notre système scolaire, et la société dans son ensemble, laisse encore à la notion d’essai et d’erreur mais également à la notion de temps. Il convient de ne pas oublier qu’échouer, se tromper, font partie des éléments qui conditionnent une vie et que pour certains les compétences qui doivent être acquises prennent plus de temps que pour d’autres, et cela ne nécessite pas de faire doubler mais simplement d’accompagner différemment les élèves dans leur apprentissage. Les Finlandais y arrivent, pourquoi pas nous ?
Les questions qui semblent fondamentales sont :
Quel sens donnons-nous à l’apprentissage et quelle place laissons-nous aux élèves pour réellement apprendre à leur rythme et s’orienter en prenant le temps de la sagesse pour des choix qui vont conditionner une partie de leur trajectoire sociale ?
Il est d’ailleurs intéressant de constater que la société demande à des enfants et des adolescents de pouvoir se projeter dans des choix relativement tôt avec les mêmes dispositions intellectuelles et de maturité que des adultes pleinement accomplis.
L’autre question en toile de fond porte sur les choix d’orientation que nous laissons aux jeunes et l’influence que les enseignants et les conseils de classes peuvent avoir sur cette orientation ?
Quels sont les éléments qui ont été mis en place collectivement pour permettre aux jeunes de se rencontrer, de s’approprier des choix, et donc de permettre une trajectoire et une carrière scolaire plus consciente permettant aux doutes, questionnements et donc essais et erreurs de pouvoir se déployer également ?
Or, si on fait l’hypothèse que la relégation a remplacé le redoublement, nous constatons chez nous que l’enseignement a d’autres finalités :
Celles de former une élite et de penser à classer les autres élèves dans des catégories soit celle de l’enseignement spécialisé pour les élèves « très difficiles » socialement, soit dans l’enseignement technique et professionnel quand on ne sait plus très bien. Eux, ils trouveront quoi faire avec ces élèves là.
Le constat est dur et sans complaisance. Je sais que nombre d’enseignants tentent de proposer des solutions plus douces aux élèves, qu’ils essaient d’orienter au mieux les élèves vers des chemins qui leur semblent plus adaptés. Chaque jour, nombre de mes collègues me montrent cette autre école. Toutefois, nous pouvons interroger l’espace réel qui est laissé à l’enfant et à l’adolescent pour lui-même pouvoir traduire les questions qui le taraudent dans le temps court imparti d’une année scolaire et qui l’empêchent de pouvoir avancer au rythme imposé.
Il parait dès lors primordial de réfléchir urgemment à ce que fait réellement l’Ecole de l’espace qu’elle laisse aux jeunes de pouvoir cheminer, dans le temps qui est le leur, permettant de concrétiser un double objectif : d’une part « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures. »[3] , d’autre part « amener tous les élèves (…) à prendre une place active dans la vie économique et sociale et culturelle »[4], mais en toute autonomie. Il est également temps de réfléchir à la place des enseignants face à cette question du cheminement et des choix d’orientation.
[1] Bouillon Pierre, « L’école fonctionne sur la trouille », in Le Soir, jeudi 4 décembre 2014
[2] Cité dans l’article « La réduction du redoublement commence à rapporter des sous ! », in Le Soir, Jeudi 4 décembre 2014, p2
[3] Voir objectifs du Décret Missions qui définit les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organise les structures propres à les atteindre.
[4] Idem.