Automne 2014 et demain… ?

La tension sociale qui étreint notre société belge ces dernières semaines m’interpelle et me questionne. L’ampleur de la colère laisse supposer que les mesures prises aujourd’hui sont aussi l’aboutissement d’un désarroi des individus qui s’est construit tout au long de ces 25 dernières années, au gré des défaites chaque fois un peu plus lourdes des gouvernements de gauche et de l’idée de la construction d’une Union Européenne sociale. Le constat est là.

Au gré des années, la situation de la plupart de nos contemporains s’est dégradée. En cela, les membres du gouvernement fédéral ne sont pas les seuls vers qui la colère se doit de monter. Ils parachèvent le travail en somme, dans une liberté de ton qui frôle parfois le dégout, mais sur base d’un terreau qui leur a permis de proliférer. La manière dont certains se dédouanent aujourd’hui confine à l’hypocrisie, voire au mépris de l’intelligence d’analyse de la société civile dans son ensemble.

A ces mesures viennent s’ajouter les inquiétudes quant aux déclarations et actes produits par les membres NVA du gouvernement. Les similitudes avec la période précédent la seconde guerre mondiale n’ont pu que surgir dans l’esprit et jeter un trouble certain quant aux intentions réelles de ces individus.

Il semble donc aujourd’hui légitime de se mobiliser pour défendre son avenir, à court et long terme.

Toutefois, en analysant les mesures des entités fédérées, je constate également que les décisions politiques prises vont toucher cruellement des secteurs entiers dans leur capacité de pouvoir répondre aux attentes de la société, que les entités fédérées saignent aussi la société dans son ensemble.

Je perçois peu de réactions. Oui, il y a bien celle de Thierry Bodson, mais les plus avertis nous ont déjà signalé que ce ne serait qu’une prise de position tactique permettant à la FGTB de pouvoir continuer à pilonner le gouvernement fédéral sans être taxé de jouer le jeu du PS. J’ose encore croire naïvement qu’un homme comme Thierry Bodson a décidé d’intervenir parce que, de fait, la situation proposée par les entités fédérées n’est pas plus rose que celle du gouvernement fédéral.

Fondamentalement, un constat. Les mesures qui vont être prises dans les entités fédérées touchent des  secteurs, des entités collectives, des espaces. C’est l’autre fondu dans du collectif. Cela peut être soi. Mais si on ne travaille pas dans ces secteurs là… oui, on comprend… ou pas d’ailleurs. Foncièrement, si on ne travaille pas dans les lieux qui sont touchés, même si on fait partie du même secteur, finalement, ce n’est pas moi.

Loin de moi l’idée de penser que la mobilisation aujourd’hui traduit une prise de position uniquement singulière. Les mesures prises au Fédéral vont toucher fondamentalement les plus faibles. Il y a donc   le souci de l’autre dans la mobilisation, mais l’autre comme un semblable, celui qui partage ma condition d’être touché de plein fouet par les décisions prises. Pas l’autre dans ce qu’il peut être différent et subir des politiques injustes parce qu’il ou elle se trouve dans un ailleurs que je ne connais pas.

Deux décisions prises par le fédéral touchent l’ensemble des « soi » qui composent notre société :

  • les pensions: c’est soi un jour, proche ou lointain ;
  • le saut d’index: c’est soi, directement, quel que soit son travail ;

Néanmoins, on peut s’interroger :

  • Aurait-il eu autant d’individus mobilisés si ces deux mesures avaient été absentes ?
  • Aurait-il eu autant d’individus mobilisés si finalement on n’avait touché qu’aux prestations des allocataires sociaux ?

Je doute. On aurait alors eu une mobilisation moindre, servie uniquement par les tenants d’une justice  sociale dont la notion même s’est effilochée depuis longtemps dans notre vivre ensemble.

A nouveau, je ne critique pas. J’essaie de poser un regard sur un mouvement de masse que nous avons décrit comme un retour de valeur de solidarité,  alors que j’y vois après quelques semaines plutôt une mobilisation massive d’une expression forte de l’individualisme croissant.

Pour des questions similaires, mais moins directement frontale sur les questions des pensions et du saut d’index, le gouvernement Di Rupo a eu droit à un petit tiers des manifestants, alors que la situation pour les allocataires sociaux, par exemple, était tout aussi dramatique.

Si je pose ce regard dans un premier temps, c’est que je pense que nous loupons une occasion réelle de nous arrêter et d’envoyer un message plus fort et plus collectif au monde politique belge mais aussi aux démocraties qui nous entourent.

Oui, il est temps de s’arrêter et de penser un autre modèle de fonctionnement. L’économie libérale a atteint ses limites au sens ou, comme le communisme a engendré un totalitarisme génocidaire massif,  l’économie ouverte de marché engendre dans nos pays et dans le monde précarité, conditions de travail avilissantes, dégradées, ne répondant plus à aucun critère de «bien être » souhaitable, si ce n’est parfois de jouir de bien de consommation.

Nous sommes des personnes corvéables pour des élites économiques abrutissantes, nous prenant souvent pour des « demeurés » asservis.

Comment comprendre les passions pour certaines émissions de télé, les vedettes que nos sociétés se donnent et les références identitaires avec lesquelles on nous laisse la possibilité de nous construire ?

Comment comprendre autrement la place de plus en plus congrue laissée à des artistes non conventionnels ?  Comment comprendre en somme que les individus réellement les plus critiques dans tous les domaines sont mis en deuxième partie de soirée, voire en troisième partie, obligés de se faire entendre dans des espaces de plus en plus petits… ?

A nouveau, si je voulais être négatif, je dirais que cette analyse me montre l’individualisme forcené auquel nous avons fait face. Cela fait bien longtemps que les enfants d’Asie, d’Afrique et de certains pays Européens travaillent, alors qu’ils devraient être scolarisés, dans des conditions précaires pour le bien de coût à réduire permettant d’augmenter un chiffre d’affaire déjà plantureux, avec l’assentiment d’une Union Européenne (et donc de ces pays membres) focalisée sur le libre marché et la réduction des déficits publics. Aujourd’hui que la destruction des acquis sociaux se fait jour chez nous, nous nous mobilisons massivement.

Il y a toujours eu une somme d’acteurs qui se sont mobilisés,  mais leur nombre n’atteint pas la masse  qui a marché dans nos rues.

Peut être que ce qui pose problème pour engager un changement réel, finalement, c’est l’absence de proposition aux citoyens de construire un nouveau modèle de vivre ensemble pour lequel ils sont « partie prenante » dans son élaboration. On leur dit: c’est celui-ci ou celui-là. Tu as tous les 5 ans ou 4 ans pour le définir (dans les limites de ce que le champ économique nous laissera, cela s’entend…)

Quand je parle d’arrêter,  c’est à la manière d’un travail profond de définition de ce que nous voulons, tous ensemble :

Comment voulons-nous être représentés? Qui doit avoir le dessus: le monde économique, le monde politique, la société civile, … ? Qui est réellement au service de qui et pourquoi ? Qu’acceptons-nous comme définition commune du travail ? A quoi sert-il ? Qu’est ce qu’une démocratie aujourd’hui ? Que voulons-nous de nos voisins, de nous-mêmes, de nos entités collectives ? A quoi sommes-nous prêts? De quoi voulons-nous jouir ?….

Si la mobilisation du 6 novembre et les suivantes ne sont qu’une manifestation de force pour demander des modifications à court terme d’une politique qui touche à nos acquis individuels, alors je pense que nous ratons quelque chose.

Si les manifestations et grèves de novembre et décembre 2014 ne sont là que pour exprimer la juste revendication de pouvoir individuellement continuer à survivre et ou consommer, c’est tout à fait légitime mais insuffisant au vu de l’état d’urgence dans lequel nous nous trouvons.

En cela, je pense que les hommes et femmes politiques ont le devoir aujourd’hui d’oublier qu’ils appartiennent à des partis, les hommes et femmes des syndicats ont le devoir d’oublier qu’ils appartiennent à des syndicats et, chose difficile, les patrons qu’ils sont des patrons, et faire le constat que le système est à bout de souffle, perdu. Et proposer, avec des intellectuels, des artistes, des individus de la société civile représentatif de notre « vivre ensemble », de construire un nouveau modèle et de le proposer aux citoyennes et citoyens.

A la manière dont David Van Reybrouck, dans « Contre les élections » propose assez justement que la représentation politique des citoyens se fassent avec deux chambres dont une tirée au sort.

Aujourd’hui, prendre le temps de re-construire mais sans imposer un projet de société prédéfini,  mettre les citoyens dans l’agir d’un vivre ensemble co-construit me parait inéluctable. Nous sommes en bout de course, tout prêt à tomber…

Il convient de réfléchir à la méthode, aux finalités réelles, mais continuer de la sorte ne finira par déboucher que sur une dualisation accrue, avec pour corollaire des inégalités sociales et économiques de plus en plus fortes, engendrant des violences symboliques et réelles de plus en  plus concrètes.

Ce sont les bases mêmes de nos démocraties qui sont sans doute en jeu. Le monde politique n’en prend pas assez conscience. Les patrons et les syndicats restent eux dans une lecture centrée sur le travail, alors que c’est  le modèle général de société qui pose questions quant à notre capacité de pouvoir encore vivre ensemble.

Essayer de faire de notre démocratie un espace permettant à nos forces de construire autre chose… Ne pas se dire que c’est une fatalité.