Deux ou trois Entelles aux pieds noirs l’observaient du haut de l’arbre dans lequel ils s’étaient perchés, ne donnant d’importance à sa présence que celle d’un autre, qui ne sait pas ce qu’elle fait là, ou peut-être trop bien.
A quelques pas, elle peut entendre les agapes qui résonnent tout le long du littoral. Ses cheveux attachés lui donnent un air plus rond, ses yeux laissant transparaître sa douceur, et aussi ses doutes qui l’accompagnent, comme un ami précieux.
Arrivée il y a quelques heures, elle ne savait toujours pas trop ce qui l’avait poussé ce matin à prendre ce billet pour l’Inde. Juste qu’elle devait le faire. Elle comprend maintenant. Elle s’était réveillée, fatiguée, comme 90% de la population mondiale en vérité. Les douleurs intérieures. Elle avait roulé son joint, habitude prise de longue date. Son mari parti au travail, encore quelques jours et ils devaient jouir de quelques semaines en vacances, un point sur la carte, au gré des vents, ils ne se déplaçaient plus qu’en suivant les courants. Elle s’était fait un café, serré.
La voix suave de l’animatrice proposait ce matin-là de vieux morceaux. Quelques tubes. Ses jambes s’étaient perdues dans les couvertures posées sur le canapé. Le dos dénudé, quelques mèches retombaient sur ses épaules. Dehors, elle entendit la nature citadine s’ébrouer, se caler dans le rythme tendu des journées de productivité. Elle avait fermé les yeux. Quelques instants. Juste un frisson, court, le long de l’échine.
Sans autre explication, elle avait terminé son café. Sans se précipiter. Elle avait ensuite pris une feuille blanche, déposée sur le bureau. Elle y avait noté, de son écriture pleine, presque proche de ces calligraphies anciennes des instituteurs.trices du 20e siècle, quelques mots pour qu’il ne s’inquiète pas. Elle lui disait simplement qu’elle devait partir. Elle reviendrait dans quelques jours, semaines peut-être. Sans trop savoir pourquoi, elle allait se rendre à l’aéroport. Elle ne savait pas encore où elle devait poser son bagage. Dehors, posé sur la rambarde de la terrasse, un oiseau, frigorifié, voyait cette femme en pull, les jambes croisées sur la chaise de bar, occupée à griffonner.
Dans le taxi qu’elle avait hélé sur la rue principale jouxtant leur maison, elle avait simplement souri. Arrivée à la zone de départ, elle s’était rendue dans une agence. Le Kérala, Trivandrum. C’est la destination qu’on lui avait proposé. A la surprise des commerciaux qui essayaient de fourguer des all inclusive à quelques familles qui la précédaient, elle avait simplement dit qu’elle devait partir. A l’odeur des plantes qui pouvaient s’inhaler à la suite de son propos, la jeune femme qui l’avait prise en charge a tout de suite pensé à l’Inde. Un peu comme ses histoires racontées sur de vieux films qui dépeignent, dans une sorte de légende urbaine, les transhumances européennes et occidentales dans les contrées d’Asie du Sud-Est dans les années 60 et 70. Des 1900.
Dans l’avion, elle avait fait connaissance avec un couple qui se rendait en Inde pour célébrer un mariage. Ils avaient habité quelques années là-bas et au cours des derniers mois, ils s’étaient liés d’amitié avec une indienne et un belge. A la description de cet homme, elle comprit. Juste un frisson, plus intense. Elle sentit sa présence en elle. Avec délicatesse, elle prit congé de ses interlocuteurs, elle avait besoin de se reposer, elle était partie un peu en hâte. Dans l’état de méditation qu’elle s’était mise, elle le vit, ainsi qu’Anjali.
Arrivée à Trivandrum, après encore de longues heures, elle avait noté dans un coin de sa tête le lieu dont ce charmant couple avait parlé et qui, sans le savoir, lui avait donné les clefs. Elle s’était embarquée dans un rickshaw, où le conducteur, à l’adresse du lieu, lui confia gentiment qu’il connaissait Anjali. La description qu’il en fit la laissa songeuse. Tant de perfection, est-ce que cela existe vraiment, ou est-ce le regard de l’autre, induit par la relation qu’il a pu avoir avec cette personne, qui déifie certain.es d’entre nous ?
Adossée à son arbre, elle n’avait pas été plus loin. Il était magnifique. Il avait vieilli depuis cette dernière rencontre, cette dernière étreinte, qui ne datait pourtant pas. Sa barbe était plus dense que jamais. Les rides s’étaient enfoncées encore plus profondément dans sa peau. Il avait perdu quelques kilos, qu’il n’avait déjà pas. Il avait tourné sa tête, quelques secondes. Ses yeux. Elle sait qu’il ne l’a pas vue. Ses fossettes respiraient la douceur, « qu’il cherche pourtant encore », murmura-t-elle. A son bras, elle rayonnait. Pas dans une extravagance jubilatoire. Non, dans une forme de paix qui transcende les âmes. Un Entelle était descendu se poser à quelques mètres. Elle sentit leur amour s’imprégner dans ses veines. Éternellement. Quelques larmes coulent sur ses joues. Doucement, une main la frôle…
{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des âmes…profondément… au plus profond de vos rêves… un jour… promis }