21 août

Il dépose le son de sa voix, doucement. Tout s’éteint. Il baille. Le temps de ce film lui a fait du bien. Elle le suit du regard. Ses mains, et autour de son poignet les quelques bracelets qui lui donnent une forme de pudeur du corps. Les muscles saillants, il vient se coucher contre elle. « Je ne savais pas que regarder « Amélie Poulain » te donnerait cette vigueur plutôt matinale, mon amour… si j’avais su, nous l’aurions regardé plus souvent au cours des derniers jours ». Elle rigole. Il sourit. « Dis-moi, en parlant du film, les carnets, tu les as lus en fait ? ». Laura ne répond pas. Elle aurait pu s’attendre à cette remarque s’ils avaient regardé « Sur le route de Madison », comme les enfants découvrent la relation et l’amour profond, intense et lumineux que leur mère a connu le temps de quelques jours. « Sigur Ros », dit-elle pour seule réponse. Un son s’élève. La surbrillance sonore de ces mots sans sens s’imprègne dans leurs oreilles. Il sourit. Exaspéré. Tellement elle, en somme. 

« Ce sera ta réponse ? tu n’es pas obligée de lui ressembler, tu sais. Tout ne se résout pas dans des références musicales, des scènes de films ou la recherche de la paix. On peut parler, s’expliquer. Peut-être que ce sera dur parfois, mais toujours s’élever, c’est aussi se cacher. Nous sommes encore des êtres humains, avant d’être uniquement des âmes. Il le savait trop bien. Contrairement à lui, tu as encore le temps de ne pas t’enfoncer là-dedans. Et pas uniquement au boulot… les enfants sont là… et moi aussi, tu sais… ». Sigur Ros égrène « Ara Batur»… « Augmente le volume».. la voix s’enfonce dans des hauteurs inaccessibles… Lilian serre les dents. Elle lui prend la main. Enfonce ses ongles dans sa paume. Il ne voit pas ses larmes, qui dessinent sur ses joues des lignes noires, saccadées, déstructurées. 

« Je les ai tous lus. Chaque mot, Lilian. Bien avant que tu trouves cette boite. Qu’est-ce que tu crois ? C’est mon père, Lilian. La personne avec qui je partageais le plus de choses. Chez qui j’allais me ressourcer quand tout me faisait chier. Toi. Les enfants. La vie…. Il comprenait tout cela. Il me parlait. Pas toujours avec complaisance. Ces mots étaient parfois difficiles. Mais toujours avec douceur. Tu comprends. Je ne me sentais pas moche, même quand je faisais n’importe quoi… alors, je les ai lus bien avant vous. Parce qu’il me les a montrés. Un jour où je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’il faisait là, seul alors qu’à mes yeux, il était encore si beau. Que je ne comprenais pas la tristesse joyeuse qu’il avait dans les yeux. ET qu’il me faisait chier à toujours être là pour les autres… et tu sais ce qu’il a dit… « c’est moi que je protège, Laura. C’est plus égoïste que tu ne le penses. C’est la seule façon pour moi d’être là, présent. C’est un chemin, que j’ai choisi. C’est mon choix. Je suis en paix avec cela. Du moins, je veux le croire. ». Il est parti de la pièce. Il en est revenu avec cette boîte, remplies de ces carnets. Il m’a dit : « Lis-les. Tu comprendras ce que je fais. Pourquoi je le fais. A qui je pense quand je médite. Profondément. Tu comprendras aussi pourquoi il y a ce fil… et tout l’amour qui m’habite… après cela, soit tu me prendras pour plus fou que je ne suis, ou tu comprendras que j’ai choisi un chemin parce que la vie m’a offert un cadeau, celui d’aimer, au-delà de ce que beaucoup peuvent espérer dans une vie. C’est un drôle de cadeau, que je n’ai pas toujours compris, qui m’a parfois fait plier, qui m’a submergé. Au final, il m’a permis d’emprunter des chemins que je n’aurais pas exploré, à propos de moi. Tu vois, c’est égoïste, Laura… purement égoïste… »

« Ara Batur » s’éloigne. Les derniers sons. Posés. Une charge. Brutale et douce. Il pose ses mains sur ses hanches. Il ne sait plus s’ils transpirent sur leur canapé, leurs corps étant collés depuis quelques minutes, ou si ce sont les larmes qui coulent sur ses joues qui inondent les tissus posés délicatement sur leurs peaux. Deux yeux les scrutent. « Papa, il y a un drôle de bruit dans ma chambre. On dirait un cri… »… Elle se lève. Prends sa main. « Ce n’est rien mon cœur… juste la musique de Papa et Maman… ». 

Il fait noir. Deux ou trois chats observent un renard crever le sac poubelle en face d’eux. Opposés au ciel, ils ne peuvent voir une étoile filante dessiner un trait évanescent. 

{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même au plus profond de vos rêves… de qui vous êtes…  au jour le jour, des mois qui passent…}