Un instant, les bruits avoisinant se sont estompés, ou effacés. Juste un bourdonnement. Pendant que sa voisine enfile certainement son jeans, après une nuit encore tumultueuse et amoureuse avec son ami du moment, Jean, qui habite deux maisons plus loin, doit déjà être occupé dans son jardin, autant à ramasser les mauvaises herbes qu’à observer « les allers et venues dans son quartier », comme il aime le dire. Sur le trottoir, à l’orée du bois qui se trouve à quelques mètres de là, les premiers joggeurs entrent probablement en piste, habités par l’idée que ces sueurs matinales élimineront les odeurs suaves de l’alcool de la veille, ou que les pas martelés sur les chemins de la forêt aideront à s’évader d’un quotidien parfois trop lourd à porter.
Après quelques minutes, Alicia reprend ses esprits. Les pores de sa peau encore dilatés, les mouvements rapides de sa poitrine reprennent doucement un rythme plus respirable. La SEP. Son bébé. Un spasme la reprend. Indicible. Violent. Un deuxième. Elle essaie d’esquiver. La charge est brutale. Les flots sont trop nombreux. Une première larme coule, suivie d’une autre, et encore, encore, encore. Elle crie. Prend le premier objet qu’elle a sous la main. Le jette. Il se fracasse contre le sol. Elles coulent. Remplies de désespoir. De rage surtout. Son enfant. Elle se lève. Respire. Son t-shirt trempé, elle frotte ses yeux. « Respire », se dit-elle.
Dehors, sous les rayons de soleil cachés par la grandeur des arbres, un homme marche en tenant la main de sa fille. 6 ans. Elle lui pose des questions. Il répond. Gentiment. Un sourire posé sur son visage, il l’imagine plus tard, découvrant des pays qu’il n’a jamais connu, esquissant des aventures plus belles et plus douces les unes que les autres. Ce que les parents font parfois en observant leur enfant.
Alicia reprend une tasse de café. Instinctivement, de manière très humaine, elle est allée voir ce que c’est. Les types, les phases, les traitements, les pertes, les reprises. Tellement de cas, tellement d’histoires. Elle passe de l’espoir d’une vie normale au décès de Mattéo, en quelques lignes. De courir le marathon à être incapable de déglutir ou de parler. De traitements aux noms obscurs aux thérapies complémentaires plus douces. Rien à quoi se raccrocher. Elle ferme l’écran, remet sa mèche de cheveux derrière son oreille. Regarde au loin. Vidée. Les pensées s’obstinent à revenir, plus confuses et moches les unes que les autres. Elle se lève, un souffle de vie. Elle se dirige vers la bibliothèque. Prends un vinyle. Un son chaud, de quoi se réconforter. Elle scrute. Sa main se dirige doucement, sans intention réelle, vers cet album. Thomas Dybdhal, « Fever ». Elle le pose sur la platine. Les premières notes délivrées, elle pense à lui. Regarde quelques photos. Il a toujours été beau Mattéo. Ses cheveux bouclés, son sourire gêné, ses yeux révoltés. Sa douceur. « C’est le petit dernier, votre préféré », comme le disent Laura et Lissandro, taquins.
Le téléphone sonne. Romain. Elle décroche. « Comment tu vas ? Remise d’hier ? Désolé, j’ai dormi chez Pierre. J’étais trop « loin ». Mais quel putain de goal… T’imagine. Qu’est-ce qu’on a picolé. Attendre mes 55 ans pour vivre cela… ». Elle ne dit rien. Elle sourit, l’imagine exultant avec ses ami.es. Ce moment. Elle bascule. Les larmes se remettent à couler. Elle pense à lui. Elle doit lui dire. Le retrouver et lui dire. Il doit revenir, être là pour Mattéo.
« Tu es là Alicia ? cela va ? ». Un long silence. « Mattéo a la SEP. Je dois le retrouver Romain. Je dois… ». Elle raccroche. Monte dans sa chambre. Enfile un jeans. Une paire de basket. Elle met quelques affaires dans son sac. En fermant la porte de sa maison, elle voit un groupe de cyclistes qui vont à vive allure sur la route, se souciant fort peu de ce qui se passe autour d’eux. Elle enfourche le sien, le casque visé sur la tête, les lunettes de soleil ajustées. Une seule pensée l’obsède. Elle n’a jamais oublié son nom. Ni son visage. Ni la manière dont il en parlait, comment il l’aimait, comment il l’aime, comment il l’aimera toute sa vie, ici et ailleurs. 145 rue du grand changement. Elle seule sait.
La petite fille tombe, trébuchant sur le sol caillouteux de ce chemin de forêt. Le sang coule, un petit entrefilet, rien de bien conséquent pour ce papa, un drame terrible dans les yeux et la chair d’un enfant de 6 ans. Il lui sourit. Sèche ses larmes. Il l’a prend sur ses épaules. « Bella, il y en aura d’autres, tu sais. Regarde, là, un écureuil. ». Le petit animal se fige. La petite sourit. Rien, à cet instant, ne peut venir troubler son bonheur.
{Prenez soin de vous… et des personnes que vous aimez… des corps… des peaux… des âmes…profondément… intensément… même dans l’absence…}