Mon cher Jean-Claude,
Ce matin, en flânant devant les livres de ma bibliothèque, j’ai eu une fulgurance, une pensée vive qui m’a conduit à toi. Oui, je sais, c’est un peu bizarre… Il fait beau, je suis en vacances, et voilà qu’au lieu de rêver à quelques plages et cocktails, je me mets à « tripper » sur ce qui doit être le cadre le plus austère, le plus bureaucratique et le moins démocratique de nos institutions… Excuse-moi, c’est vrai… En fait, c’est à l’Union Européenne que j’ai d’abord pensé…. Puis seulement à toi…. En même temps… enfin… soit…
Bon, tu vas me dire, comment en arriver là ? Figure-toi que dans les livres qui jalonnent mon espace littéraire personnel se trouve coincé entre un dossier du Crisp concernant la citoyenneté et un bouquin de Mathieu Ricard à propos de l’altruisme, on ne se refait pas, un livre d’entretiens entre Dominique Wolton et Jacques Delors… 1994… 20 ans déjà …
Pris d’humeur printanière et rempli d’une foi que je ne me connaissais pas, je me suis replongé dans quelques pages… quelques lignes… et bon, écoute… en 20 ans… disons qu’on peut se demander ce que tes prédécesseurs ont foutu… quand Jacques nous parlait des chantiers qu’il faudrait absolument mobiliser pour construire une Europe plus forte… il citait : la mobilisation citoyenne et le renforcement des mécanismes institutionnels … Je te passe le passage sur le fait qu’il fallait construire une Europe politique plus forte pour contrer la puissance de la BCE … Oui, cela fait mal… surtout à nous en fait… parce que finalement toi, tu es partie prenante depuis un bon bout de temps… si, je t’assure… quand on a dirigé un des pays membres autant d’années que toi, on figure en bonne place pour ne rien avoir développé concernant ces deux chantiers et surtout le premier…Je sais, j’exagère… mais avoue quand même que les représentants nationaux ont mené la barque au cours des années, je cite parce que parfois nous les avons un peu oubliés, Santer, Marin, Prodi, Barroso…
Objectivement, en 20 ans, à part développer un marché, un supermarché en fait, quid des deux autres chantiers… Delors parle dans ce livre de représentation, de construction politique commune, de nécessité d’avoir un Président de l’UE, qu’un marché ne suffit pas … D’autant plus si le principe de ce marché ne se construit que sur des paramètres mathématiques, statistiques, économiques qui font de nous des numéros pour vous… Récemment, je me suis demandé si l’objectif de nos politiciens au gouvernement fédéral, mais aussi régionaux en fait, était le bien-être des citoyens et des citoyennes. Tu sais, le fait que chacune et chacun d’entre nous puisse bénéficier de soins de santé acceptables et dignes notamment nos personnes âgées, que nos enfants puissent bénéficier d’un système éducatif porteur d’émancipation et de jugement critique, que l’important soit aussi la qualité du travail et de l’emploi que l’on offre et les conditions dans lesquelles on effectue ce travail…
Parce que demain, le plein emploi, on peut tous y arriver… J’ai eu la chance de pouvoir voyager un peu… et j’ai vu des hommes porter des morceaux de pierres, pieds nus, dans des conditions de merde… j’ai vu aussi des jeunes femmes travailler dans des hôtels pour trois fois rien… je peux aussi proposer du temps partiel, à des conditions de contrats précaires comme cela se généralise un peu partout en Europe … exclure des systèmes d’allocations les plus fragiles… à ces rythmes-là, on y arrivera… et je vois bien les chiffres assénés comme des victoires… on donnera aussi ceux des morts, des problèmes de santé, d’accès aux soins de santé, de pauvreté… cela permettra de relativiser vos victoires…
Tu ne crois pas Jean-Claude que tu devrais regarder avant tout le taux de pauvreté et le nombre d’exclus ? Vos chiffres deviennent accablants…
Franchement… comment veux-tu qu’on puisse croire encore un instant à l’Union Européenne quand on observe la concurrence fiscale entre États européens (et les montants cités pour certains, individuellement et collectivement)… quand on observe les conditions et les protections sociales très différentes qui juxtaposent des pays inscrits dans un projet européen mais en concurrence déloyale les uns face aux autres, avec finalement souvent les pays qui ont une moindre protection sociale des travailleurs comme vainqueurs de ce qui ressemble à un combat, avec comme victimes directes, nous les citoyennes et les citoyens…
L’Union Européenne aurait pu être le fer de lance d’une société basée sur la recherche du bien-être des individus, individuellement et collectivement… La recherche d’un modèle politique permettant aux individus de développer leurs activités économiques, sociales, culturelles au sein d’un système, d’une structure qui respecte les droits sociaux, politiques, culturels et économiques, qui permette à chacune et chacun de se déployer et de déployer un collectif qui a pour but unique le bien-être collectif et individuel… Ce n’est pas une utopie… ce n’est pas naïf… cela devrait être l’essence même de tout engagement des femmes et hommes politiques… que faisons-nous pour développer le bien-être ? Est-ce que nos emplois garantissent un salaire décent ? Est-ce que les conditions de productions respectent les travailleurs ? Avons-nous encore la possibilité de pouvoir découvrir des biens culturels différents et non formatés et de les produire ? Avons-nous encore accès à des soins de santé décents ? Pourrons-nous terminer notre vie dans des espaces qui ne sont pas dégradants ? Pourrai-je recevoir un enseignement qui va me permettre de développer des compétences critiques, même si mes parents n’ont pas nécessairement une situation financière intéressante ? Mettons-nous la pression et punissons-nous les industries et les pays qui ne respectent pas les droits des travailleurs ? Prenons nous soin de notre environnement et de la biodiversité ?
Mais comment veux-tu qu’on puisse encore y croire quand on se plonge dans les entretiens de Jacques Delors il y a 20 ans et constater que rien n’a changé, ou plutôt qu’on a continué à développer uniquement le volet économique et la construction d’un marché qui sape progressivement les acquis sociaux fondamentaux et qui construit une société de plus en plus dualisée…
C’est ta responsabilité Jean-Claude, pas seulement aujourd’hui mais depuis 20 ans avec tes camarades de jeux… vous nous avez oublié… pas moi nécessairement… mais nous, les citoyennes et les citoyens… Notre citoyenneté ne se construit pas uniquement sur le fait que nous avons la possibilité d’élire un parlement européen, au pouvoir très mesuré au vu de ses compétences. Elle se mesure aussi à la citoyenneté économique, sociale et culturelle que vous nous laissez… Elle s’érige à ce que vous faites pour les migrants que vous laissez crever dans des bateaux aux larges de nos côtes… Elle se juge à la faiblesse de votre discours et de vos actes face à la violence que subissent les enfants qui travaillent pour des groupes industriels proches des lobbys européens… Elle se façonne sur la dualisation sociale, culturelle et économique que vous bâtissez pas à pas… souvent, j’ai le sentiment que tes camarades et toi vous oubliez certaines choses et la plus importante sans doute… derrière vos chiffres, derrière l’austérité massacrante, derrière les sommets… Il y a des individus … des êtres de chairs et de sang… des personnes enracinées dans leurs cultures… des êtres qui ne sont pas interchangeables, malléables… les respecter devrait être ta feuille de route…