Archives mensuelles : juillet 2022

24 juillet

Seule dans son bureau, elle prend le temps de boire son café. Fatiguée, elle essaie de se concentrer. La nuit a été courte. Elle se lève. Elle prend le temps d’attacher ses cheveux, retire ses chaussures. Elle entend au loin quelques sirènes. Elle suppose d’ambulance. Le ciel est bleu, le soleil commence à chauffer. Elle regarde à travers la fenêtre. Elle pense à Lilian qui doit encore être dans le lit, comme à peu près toute la Belgique. Elle revoit la liesse dans les rues. Le cri. Celui d’un seul peuple au moment où De Ketelaere, le joueur de Madrid, au sommet de son art du haut de ses 31 ans, a décidé de placer cette balle dans la lucarne du portier argentin à la 88e minute. Après, les minutes ont été des heures. Elle rigole. Lilian criait partout. Lissandro courrait dans toute la maison. Puis maman. Qui souriait. Belle comme toujours. Ses longs cheveux noirs jais sur une robe d’été qui lui donnait l’air d’avoir à peine 40 ans. Elle s’est approchée d’elle. Pendant que tout le monde débouchait les bouteilles, a pris sa main et lui a juste dit, « j’espère qu’il regarde là où il est, et qu’il se fout à poil, comme il le disait chaque fois ». Elles se sont embrassées. Elles ont souri. Il n’y avait plus un bruit.

Le téléphone sonne. Matteo… elle hésite à décrocher. Elle doit vraiment travailler. Dans 3 mois, elle sera dans le Kerala pour ce projet assez important pour sa boîte. Champion du monde ou pas, la vie n’attend pas. Elle sait qu’il y va aussi, mais entre des étudiant.es en voyage de découverte philosophique et un projet professionnel qui se chiffre en millions d’euros, parfois la famille, cela devient un poids. « Comment tu vas ? tu as pu regarder ? » Matteo ne répond rien. Il semble perdu. Étouffé. « Je suis à l’hôpital ». Le silence. Lourd. Elle sent, dans cette absence de son, sa douleur, sa peur, ses larmes qu’il retient de toutes ses forces. Son frère, du haut de ses 22 ans, n’en a plus que 10 là. Elle ne dit rien. Il enchaîne. « Je suis tombé hier. J’avais mal de tête et mal aux jambes. Un problème d’équilibre. Sandra m’a obligé à aller à l’hôpital. Cela faisait déjà deux jours que je me plaignais et je suis un peu tombé dans les pommes avant-hier… ». Laura ne dit rien. Elle entend que Sandra est juste à côté. Elle a changé sa vie, Sandra. Elle imagine qu’elle passe sa main dans ses cheveux ou qu’elle a posé sa tête sur son épaule. La voix tremblante, Matteo poursuit : « au début, ils m’ont dit que j’avais certainement été trop loin la semaine précédente et que mon corps devait se reposer… puis après le premier examen, ils m’ont envoyé faire un deuxième, puis un troisième… ». Laura ne respire plus. Un deuxième appel sur le smartphone. Elle le coupe. Elle a relâché ses cheveux. Son rythme cardiaque s’accélère. Elle n’arrive pas. « j’ai la SEP Laura… ». 

Les larmes coulent. En France, dans cet hôpital sur la côte Atlantique. A Bruxelles, dans les bureaux d’une working girl. Plus personne ne dit rien. Le téléphone se remet à sonner. Elle coupe à nouveau. Sandra brise le silence. « Nous allons rentrer demain. J’ai tout organisé. Cela va aller Laura. La vie continuera… et on le terminera ce Tour de France …». Elle ne sait pas quoi dire. C’est une jeune femme de 22 ans qui la rassure alors qu’elle ne la connaissait pas il y a encore 6 mois, et qui de la manière la plus délicate trouve les mots pour dire où on en est, sans choquer, sans dureté, sans mièvrerie. « Merci Sandra. Tu veux que j’appelle Lissandro et maman ? »

« Tu peux. Mais dis leur bien que cela va aller ».

Seule dans son bureau, elle reprend un café. Fatiguée, remuée, elle essaie de se concentrer. La nuit a été courte. La vie semble l’être encore plus. Elle se lève à nouveau. Elle prend le temps d’attacher ses cheveux, remet ses chaussures. Elle entend à nouveau au loin quelques sirènes. Elle suppose d’ambulance. Des personnes comme son frère qui du jour au lendemain voient leur vie basculer. Le ciel est bleu, le soleil a pris son rythme de croisière, il brûle. Elle regarde à travers la fenêtre. Elle pense à Lissandro et sa maman. Elle imagine le cri ou les pleurs. Après, les minutes seront des heures. Maman. Belle comme toujours. Ses longs cheveux noirs jais, sa peau mate, sa douceur. Elle compose son numéro. Elle décroche. «  Maman. Mattéo… ». Il n’y avait plus un bruit.